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of ihe
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L. H. DANCOURT
ARLEQUIN DE BERLIN
A
Mr. J. J. ROUSSEAU
CITOYEN DE GENEVE-
Ridendo dicere vertm^
BERLIN
Et fe trouve
A A M S T ER D A M,
CHEZ J. H. SCHNEIDER
M. DCG LIX.
AU ROI,
SIRE
Ce fi^eji point au Vainqueur
de Rosbach que jai l'honneur
de dédier cet Ouvrage : néFran-
çois
çoisjeferois un traître. Ce fiejl
point auVainqueur de Lï{ïh:com-
blé des bienfaits de fa Majefté
ï Impératrice , pendant que fai
eu r honneur delà fervir je fer ois
un ingrat. Ce neji point au plus
généreux des Maitres , non plus
quau Monarque dont je viens
d'éprouver la clémence je fer ois
un flatteur. Oefi au Protecteur
des Arts , cefl; à l'Ami des ta-
lens que j'offre l'Apologie de ce-
lui que j'exerce pour lamufement
de fon augufte Cour; quel moyen
plus fur de rendre mes argu-
mens invincibles que de les déco-
rer du nom de J^OTREt MA-
JESTE? Cefl; en travaillant
pour le bien de ma caufe mani-
fejler au Public la reconnoifan-
ce
ce , le %éle & le très profond
respe£t avec lesquels Jofe me dire
SIRE
DE VOTRE MAJESTE.
Le très humhle c^
très obéijj^ant Serviteur
Dancourt,
L. H. D.
L. H. DANCOURT
ARLEQUIN DE BERLIN
A Mr. J. J. ROUSSEAU
CITOYEN DE GENEVE*
DE grâce, MONSIEUR, ne mourez
pas, ou fî vous êtes mort, faites moi
le plaifîr de reffufciter. Avant de quitter le
monde pour PEternité faites de moi un pro-
félite ou devenez le mien j mais que la con-
verfîon de l'un ou de l'autre foit le fruit d'une
difcuflion bien réfléchie. Je réponds à vôtre
ouvrage , beaucoup plus pour vous porter à
m'éclairer , que dans le deflèin de profiter des
avantages que la foibleffe de vos argumens me
donne dans la queflion : peut-être en avez
vous de plus convaincans à produire & que
vous vous les êtes réfèrvés pour confondre un
adverfaire, afin qu'on n'ait pas à vous repro-
cher d'avoir triomphé fans combattre. Je fuis
Comédien, j'aime mon métier, je fais plus,
je i'eftime, fur que j'ai pour moi la raifon le
§oût & le public ; j'entre courageufement en
lice pour y parer vos bottes & ripolter.
Je n'ai pu lire vôtre lettre à M. d' Alembert,
fans me croire obligé de la relire une fé-
conde fois , & même une troifîéme. La
première leclure m'avoit féduit : le vernis
A éblou*
2 L. H. D A N C O U R T
ébloui* (Tant de vôtre ftile m'avok fait prendre
pour des ventés, des fophifmes très captieux
pour ceux qui ne vous liront qu'une fois, &
qui comme moi , fe laiffent trop facilement
éblouir par les charmes de l'élocution. La fé-
conde lecture m'a tranquilifé : mon efprit
éclairé par mon amour propre a vu ditriper
le preltige, & vôtre lettre ne m'a plus paru
que lamufement d'un Auteur ingénieux qui
vouloit prouver au monde combien il eiï fa-
cile à Tefprit de donner au menfonge l'appa-
rence du vrai. La troifiéme le6lure enfin ne
m'a plus laiffé voir qu'un ouvrage de la pré-
vention, & peut-être du reifentiment.
J'auroisapperçuceladu premier coup d'oeil,
11 je n'avois pas contracté comme tant d'au-
tres le6leurs , la mauvalfe habitude de me
laiffer entraîner par l'efprit avant de confulter
le bon fens. La peur que vous m'avez don-
né me rendra plus fage à l'avenir. Je fuis
Comédien encore un coup , & vôtre ouvrage
m'avoit prefque perfuadé qu'il n'eft paspoiîi-
ble à un Comédien d'être honnête homme.
J'allois me regarder comme un monftre dans la
ibciété , fî je n'euffe eu recours à ma confcien-
ce , au fens commun & à la Religion : je les
ai confulté tous trois : tous trois m'ont alfu-
ré que vous aviez tort. Je ne leur ai fait au-
cune queftion fur le premier objet de vôtre
libelle : les matières théologiques font trop
au delTus de moi : d'ailleurs ce feroit entre-
prendre fur M. d'Alembert ; qui peut mieux
que lui , réfuter les reproches que vous lui
fai-
A Mr. J. J, ROUSSEAU. 3
faites 5 s'ils méritent de l'être ? Je me fuis
contenté de confulter la deiTus quelques gens
éclairés, & qui connoiffent particulièrement
lesPafteurs de Genève. Ils font unanimement
de l'avis de M. d'Alem.bert, ôcfont très per-
fuadés que c'eft un comipliment qu'il a voulu
faire à ces MeiTieurs. Ils n'ont pas conçu,
comment vous pouviez trouver fi m.auvais
qu'on attribuât à quelqu'un des opinions
qu'on peut vous reprocher à vous mëm.e à
ce qu'ils m.'ont affuré, & que je m'embarafie
fort peu que vous ayez ou non, pour vu que
je détiuife celles que vous avez ou que vous
faites femblant d'avoir contre les Comédiens.
Entrons en matière , & trouvez bon que je
vous réponde j parlez M. je vous écoute.
Je rPaïme poiiit quon ait hfchi d'attacher in-
cejjament fon cœur fur la fcene , comme s'il étoit
mal à fon aife au de clam de mus La nature
même a di^é la réponfe de es Barbare à qui l'on
"jantoiî les magnificences du Orque Q," des jeux
établis à Rome. Les Romams , demanda ce bon
homme., n^ont ils ni femmes ni en fan s ^ Le Bar-
bare avoit raifon : oui M. ce L'arbare avoit
raifon, mais vous oubliez de citer St. Chri-
fodome de qui vous tenez ce fut, & de join-
dre les circonftances qu'il y aj jutc: vous ap-
peliez magnificences du Cirque ce que ce Père
de l'Eglife & le Barbare ne regardoient avec
rai(on que comme des abominations. Valere
Maxime vous dira , qu'on éxpofoit fur le
Théâtre des filles nues avec de jeunes garçons
quife permettoient aux yeux du peuple d'être
A z les
4 L. H. DANCOURT
les A<5teurs d'un fpedacle le plus " contraire à
la pudeur , & que Caton averti que fa pré-
fence gênoit le goût du peuple , quitta leThéa-
tre pour n'être point fpedateur de cette li-
cence impudique qui étoit dégénérée en cou-
tume. La defcription d'un pareil Tpeélacle
n'avoit efFeétivement rien de magnifique aux
yeux d'un Barbare vertueux, & c'eft avecmi-
fon qu'il demandoit: fi les Romains n'avoient
ni femmes ni en fans.
Ces mêmes horreurs fubfiftant encore du
tems de St. Chrifoftome & de St.Cyprien, il
n'eft pas étonnant qu'ils aient fulminé contre
les fpedacles & que les Comédiens aient été
en horreur aux gens fages , aux Chrétiens ,
aux Pérès de PEglife; mais ceux ci prouvant
par l'énumération des indignités qui fecom-
mettoient au Théâtre , la légitimité de leur
Anathême, n'ont rien prononcé contre un
fpedacle utile aux mœurs & conforme à la
raifon. Alcibiades fit jetter dans la mer le
Comédien Eupoîis en lui difant : 'Tu me infcenâ
fdpe merjijiij &' ego te femel in mari. Alcibia-
des païa ce Comédien comme il le rréritoit.
L'impudence ne peut exciter que la honte &
la colère dans le cœur d'un honnête homme ,
il n'eft pas befoin d'être un Saint ni même
un Chrétien , pour penfer comme St. Chri-
Ibftome des fpedacles de fon tems. Tertul-
lien, St. Cyprien, St Jérôme, St. Chrifos-
tome, St. Auguftin fe font tous^ élevés con-
tre les Tpedacles avec un zèle légitime. Le
degré de corruption qui regnoit de leur tems
*• fur
A Mr. ]. J. ROUSSEAU. y
(lirlafceneleur impofoit le devoir de les prof^
crire, & comment ne l'auroient ils pas fait?
Voyez ce que dit TertuUien:
„ N'allons point au Théâtre qui efl une
5, afTemblée particulière d'impudicité où l'on
55 n'approuve rien que l'on n' improuve ail-
5, leurs , de forte que ce que l'on y trouve
5, beau , eft pour l'ordinaire ce qui eft de
5, plus vilain & de plus infâme , de ce qu'un
,j Comédien par exemple y joue avec les
5, geltes les plus honteux & les plus naturels^
5, de ce que des femmes oubliant la pudeur
5, du fèxe, ofent faire fur un Théâtre & à la
3, vue de tout le monde, ce qu'elles auroient
5, honte de commettre dans leurs maifons; de
5j ce qu'on y voit un jeune homme s'y bien
5 5 former & fouffrir en fon corps toutes for-
55 tes d'abominations dans l'efpérancequ à fbn
5, tour , il deviendra maître en cet art détefta-
5, ble&c.
Croyez vous M. que fi les fpedacles du tems
de ces Sts. hommes euflent relfemblé à ceux
d'aujourd'hui ils fe feroient élevés fi fort con-
tre eux & qu'ils n'auroient pas été de l'avis de
St. Thomas , qui dit d'après St. Auguftin :
Je 'veux que vous vous ménagiez , car il eft de Vhom-
me^age de relâcher quelque fois fon efprit appliqué
à fes^ affaires. Cet Ange de l'Ecôk indique
enfuite l'efpece de plaifirs qu'il confeille de
prendre. Le relâchement de l'efprit qu'il ap-
pelle une vertu fe fait, dit-il , par des paroles &
des adions divertiffantes : „ or qu'y a-t-il de
55 plus particulier à la Comédie, dit un habile
A 3 5, Apo-
^ J. H- D A N C O U R T
Apologifte du fpeétacle , que d'amufer par
des paroles & des aétions ingénieufes qui
délaffent l'elprit, ceplaifireft le plus loua-
j ble lorsqu'il eft accompagné de la part des
„ acteurs & des fpedateurs de cette vertu qu'-
„ Ariftote nomme Euîrapélie vertu qui met
,, un jufte tempérament dans les plaifirs^^.
St. Bonaventurc dit formellement : Les jpecta-
cles font bons ^permis s'' ils font accompagnés des
fréca.itions ^ des circonflauces néceflaires , nos
fpsâiacles font dans ce cas . & je le prouve-
rai: donc fi quelque Barbare à qui Ton fe-
roit la defcription de nos fpedacles, répr^n-
doit, les François 21 ont ils donc ni femmes rà en-
fans ? le Barbare auroit tort , il feroit bien Itu-
pide fi l'on neparvenoit à lui faire approuver
les m.otîfs qui ont établi le fpedacle François
dans les Cours principales de PEurope.
Ce fpeclacleeft adopté en Allemagne com-
me en France, d'abord pour contribuer à fé-
ducation de la jeunelfe j en fécond lieu pour
occuper pendant deux ou trois heures du jour
des liber fins qui pourroient employer mal
le tems qu'ils donnent à cet amufement : en
troifiéme lieu pour procurer un amufement
honnête à des gens fages qui fatigués de l'ap-
plication que leurs emplois exigent, ont be-
foin de ranimer les forces de leur efprit p^r
un délaffement utile à fefprit même. De-
mander fi les fpecîacles font bons ou mau-vais en
eux mêmes , c ejt faire une queflion trop vague ;
/V/? exunûner un raport avant que d'avoir fisè
les termes. Point du tout : puifque par le mot
de
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 7
de fpeélacles on n'entend ordinairement que
ceux où des Auteurs ingénieux s'efforcent de
punir le vice & de faire aimer la vertu, des
Tragédies & des Comédies & non pss tous les
autres fpedacles frivoles qui ne font rien pour
Je cœur ni pour Pefprit : on peut donc alors
avancer la queftion & conclure en faveur des
rpe(5tacles. La Tragédie & la Comédie font
bonnes aux hommes en général, & je ne fuis
de vôtre avis qu'en partie fur Pinfiiience des
religions, des gouvernemens , des loix, des
coutumes , des préjugés & des climats fur les
fpectacles.
Térence & Molière ont eu le même objet,
ils ont offert des fpeélacles de même efpece
à des peuples difîcrens par les loix, les mœurs,
le gouvernement & la Religion. L'Andrien-
ne de Baron n'a pas fait moins de plaifir à
Paris que celle de Térence à Rome. Les fce-
nes que Molière emprunta de Plaute é-
toient faites pour les hommes en général. Le
Théâtre comme toutes les autres produ6lions
de l'eiprit humain , a eu des commencemens
foibles. Les tragédies de Sophocle & d'Eu-
ripide font afTurément bien différentes des
chanfons bachiques de Thefpis.
Ménandre fut plus fage qu'Ariitophane ,
Térence beaucoup plus décent & plus natu-
rel que Piaute , Molière plus fage k plus dé-
cent que tous les quatre. Il donna dans le
Mifantrope un modèle de fpeélacle tel qu'il
doit être pour être bon à tous les hommes
en général»
A4 Les
$ L, H. D A N C O U R T
Les gens de génie refpedent ce modèle &
rimitent, & ce n'eil qu'aux pièces les plus
eftimées des François philofophes, que les
étrangers rendent hommage. Ces pièces font
celles que nous appelions de caradlére, où les
hommes font peints tels qu'ils font par-tout.
Celles où les Auteurs n'ont envifagc que de
flatter le goût particulier de la Nation , n'ont
pas à beaucoup près un fuccès aufll étendu,
d'où l'on doit conclure , que les bons fpecla-
cles font ceux où l'on attaque les vices com-
muns à tous les hommes, & que par confé-r
qucnt , c'eft le genre auquel on doit fe bor-
ner, puifqu'il eft univerfelement utile indé-
pendament du gouvernement , des loix & de
la Religion. L'énergie , la vérité , le fublime
que ce genre de fpaélacle exige, font les fruits
du génie , moins encore que d'une certaine
progreflion que la nature a impofé à tous les
arts & dont ils doivent compter tous les de-
grés avant de parvenir à leur perfeélion: l'ex-
périence le prouve. Qui eut pu conje6lurer
que de ce qu'une fille traceroit fur la muraille
l'ombre de fon amant , il en réfulteroit la
Peinture pour être portée par les Raphaël ,
les Rubens , les Correge & les Le Moine au
degré auquel elle eil parvenue depuis deux
iiécles. La Mufique dans fon origine ne con-
noiffoit que quatre tons. Les inftrumens é-
toient tout auffi pauvres par conféquent , ce
commencement devoit il faire efpérer qu'on
auroit dans la fuite des Lulli , des Rameau ,
des
A Mr. J. ]. ROUSSEAU. 9
des Corelli, & desMondonville? Que de fié-
cles n'a-t-il pas fallu à tous les arts pour de-
venir ce qu'ils font! La Poefie n'a pas été
plus privilégiée que les autres arts , & fi Arif-
tophane a mieux fait que les Inventeurs in-
connus de la Comédie , Ménandre a montré
qu'on pouvoit mieux faire qu'Ariftophane
en fubftituant une critique générale des vices
à des fatires odieufes èc perfonnelles.
Molière a montré qu'on pouvoit être aufiî
amufant que Plante , auifi fpirituel que Té-
rence fans choquer la bienféance , c'eft ainfî
que le Théâtre François peut fe glorifier d'ê-
tre devenu un fpedacle digne de tous les hom-
mes, puifqu'il a acquis le degré deperfedion
qui le rend utile à tous , au lieu que les fpec-
tacles des autres nations ne font bons que pour
elles mêmes & feront toujours bornés à ne
plaire qu'à chacune en particulier, tant que
les régies établies par Ariftote 3c refpe6tées
des feuls François n'auront pas acquis le cré-
dit qu'elles méritent dans Pefprit des Drama-
tiques de toutes les nations , & que ceux ci
ne s'attacheront pas comme les Auteurs Fran-
çois à fe rendre utiles , encore plus qu'agré-
ables.
C'eft Corneille & Molière à qui l'on doit
ce goût & ce goût eft le père du Mifantrope
& du Tartuffe. Si l'on veut juger de la bonté
de ces pièces par le petit nombre de gens à
qui elles plurent en France dans leur nouveau-
té on ne les repréfenteroit pas aujourd'hui
avec tant de fuccès en Allemagne: mais il
A 5 faut
lo L. H. DANCOURT
faut que lamour propre cède enfin à la véri-
té & que 1 on eltime univerfellement un ou-
vrage qui a puni des vicieux en les demaf-juant
& tiiomphé d'une vaine critique par la Ibli-
dité de la morale que toutes les nations peu-
vent s appliquer. Voilà M. les fpedacles
utiles qu'on doit autorifer: les Comédiens qui
les exécutent , loin d'avoir des reproches à
fe faire , doivent fe regarder comme les defîen-
fêurs de la vertu, auifi bien que les Auteurs
dont ils font les organes. Les attaquer, ceft
travailler en faveur du vice. 11 s'agiffoit de
les corriger, s'ils méritent les reproches que
vous leur faites : il falloit obvier aux abus
de la fcene fans la détruire. AfîalTmer un
Payen c'eft être un barbare , le convertir c'elt
être un Apôtre : Cortes fut un homme exécra-
ble. Zoroaftre fut adoré.
Ne craignez vous pas M. de reflèmbler au
premier , & ne feroit il pas mieux de travail-
ler à la converfion des Comédiens que de les
immoler à la prévention que vous avez con-
tre eux. Le Théâtre a paru même à des faints^
pouvoir devenir une excellente école de mo-
rale. Il faut travailler une mine longtems
avant qu'elle dédomage les entrepreneurs &
qu'ils parviennent à la bonne veine: Le Thé-
âtre elt com-me cette mine j le plomb s'eft
préfenté le premier : Les loix , la police ,
& le génie des Auteurs font enfin parvenus
à découvrir l'or qui fê cachoit fous des en-
veloppes craiTes & des marcalîittes méprifâ-
bles j & c'eft au moment de la découverte que
vous
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 12
vous vous déguiiez combien la mine eft ri-
che & que vous voulez en faire abandonner
l'exploitation : vifitons la cette mine avec le
flambleau de la vérité, quil diffipe les ténè-
bres du préjugé que vous voulez épaiiïïr. je
ne me fuis pas impofé la loi de vous ména-
ger beaucoup , vous m'en avez donné lexem-
ple, & fi ma réplique vous paroitdure, pre-
nez vous en à vôtre déclamation qui ne l'eft
affurément pas moins.
Primo, le Théâtre eft à vôtre avis le-
côle des'pafllons, fecimdb , les Dames Fran-
çoifes ont les mœurs des V ivandieres & font
caufe du peu de cas que l'on fait à Paris de
la vertu. En trotfiéme lieu les Comédiens
font des gens fans mœurs , il n'eft pas posfi-
bîe qu'ils en aient, leur état s'y opofe, &
vous ne feriez pas furpris qu'ils fufîènt des
ftipons par ce qu'ils en jouent fouvent le rô-
le au Théâtre. En quatrième lieu, nouveau
Jonas, vous prédifez la corruption des mœurs
de Genève & fa ruine, comme le Prophète a
prédit celle de Nimve.
Le feu, renthoiifiifme, l'éloquence dont
vous avez embelli ces quatre paradoxes vous
ont acquis des partifans que je veux détromper.
Je n'ai pas alfarement pour plaider la caufê
de la vérité , les avantages dont vous abufez
pour établir vos erreurs ; mais fon éclat fup-
pléera à l'infuffifance de ma plume, j'écar-
terai feulement les nuages dont vous offusquez
la raifon , il ne faut que la montrer pour qu'on
la fuive, un beau (tile n'ajoute rien à fapuis-
ihnce. CHA-
12 L. H. D A N C O U R T
CHAPITRE L .
Où ton prouve que le fpeSfacle eft bon
en lui-même &par conféquent au des-
fus des reproches de Mr. Rousfeau,
Ce n'eft point pour flatter les paffions des
hommes que le fpedacle eft établi c'eft
au contraire pour les régler. Ce n'ell point
pour corrompre les mœurs, c'eft pour les
réformer : mais il y a chez tous les peuples
des opinions refpedables & utiles au Gou-
vernement que les Auteurs Dramatiques fe
gardent bien d'attaquer , il faut louer leur fa-
geflè & ne pas confondre avec les vices qu'
on critique fans ménagement, les opinions
qu'on respeéle vu leur utilité, quoique ces
opinions puiffent quelque fois introduire cer-
tains abus dans les mœurs.
Vous vous plaignez par exemple , de ce qu'
on ménage trop au Théâtre François le pré-
jugé du point d'honneur ; mais quand vous
voudrez réfléchir fur l'intérêt que le Gouver-
nement de France doit prendre au maintien
de ce préjugé, vous ne vous élèverez plus a-
vec tant d'aigreur contre la prudence des Dra-
matiques qui le refpecftent & fe contentent
d'en critiquer les abus. Le point d'honneur
n'eft autre chofe que la bravoure, & la bra-
voure eft une qualité eftimabledont il eft beau
de fè piquer: elle convient fur- tout à uneNo-
bleffe
A. Mr. J. J. ROUSSEAU. 13
hleÛh généreufe appellée par fa naiflance, fès
privilèges & les vœux qu'elle en a faits, à
la deffenfe de l'Etat. On a reconnu que la
valeur dépendoit beaucoup de l'habitude &
cette obrcrvation engage le Gouvernement a
diifimuier quelque fois les abus d'une qualité
qui dans les occafionsoij l'Etat doit l'employer
ne peut jamais être excesfive.
Si le GouvernementdifTimule certains abus
parce qu'il en réfulte un avantage, les Au-
teurs doivent imiter fa discrétion & ne pas
trop appuyer fur cet abus,&c'eft à cet égard
qu'on pourroit être de vôtre avis & recon-
nojtre que le Gouvernement à quelqu' influ-
ence fur le fpediacle.
Un Auteur Dramatique dans une Monar-
chie doit un refpe6t aveugle aux volontés du
Prince , comme le refte des fujets , il ne fê per-
mettra pas de traiter des affaires d'Etat fur la
fcene,& ne fera parler fes Acteurs qu'avec ref-
pe6l des perfonnes qui en ont fadminiUration,
dans une Démocratie au contraire , on peut
en tous tems & en tous lieux attaquer l'incon-
duite des Chefs du Gouvernement. Un Au-
teur zélé Patriote peut employer fonart àin-
ftruire fes Concitoyens de leur intérêt, Refai-
re au Théâtre ce qu'un autre feroit fur la Tri-
bune. Léloquence plus vive £5* phts emportée
dans une République , dit le Père Brumoy , * ejî
plus douce ^ plus mfmuaute dans une Monarchie',
cette différence réfulte de celle des Gouverne-
mens
, * Discours fur la Comédie Grecque»
14
L. H. D A N C O U R T
mens. Dans une Monarchie le peuple a dé-
pofé tous {es droits dans les mains d'un feu! ,
jl lui a remis toute l'autorité néceflaire pour
la conduite des affaires , & ne lui a donné
d'autre juge que fa confcience.
L,e Prince n'eft donc comptable à perfon-
ne qu'à Dieu & aux loix, de fes démarches.
Les fujets liés par le ferment d'obeïffance &
de fidélité, ne pouvant porter d'avis fur fa
conduite , dont ils ignorent le principe parce
qu'ils ne font point au fait des affaires, qu'i:s
en ont perdu le fil , ne pourroient raifonner
qu'en aveugles , ils ne peuvent donc donner
aucun avis ni faire aucun reproche. Le dou-
te dans lequel ils font des motifs qui font
agir leur Chef, doit les rendre très circon-
fpeds quand ils veulent prendre part aux
affaires, & 'fi leur inquiétude les fait parler,
ce ne doit jamais être qu'avec refped, elle
doit les conduire aux pieds du Trône pour
y faire des repréfentations & non pas des pro-
teltationsj autrement, c'eft agir contre le fer-
ment d'obéïffance & de fidélité 3 c'eft mar-
quer de la défiance & du caprice , après avo'r
donné toute fa confiance: c'cft choquer en
un mot le refpe(5t impofé par les loix à tout
l'Ktat pour la perfonne facrée du Monarque.
Voilà les motifs qui rendent l'éloquence dans
une Monarchie moins vive , mais plus douce
& plus infinuante.
Dans une Démocratie au contraire un Ci-
toyen eft toujours inftruit des motifs qui font
agir les Chefs de l'Etat.
Ces
A. Mr. J. J. ROUSSEAU. jf
Ces Chefs n'ont qu'une autorité paflagere
&dont ils font comptables à tous les Citoyens
en général ; chacun peut donc leur demander
compte de leur adminiftration. Tout bon Pa-
triote d'une République peut & doit en
confcience rendre compte à Tes Concitoyens
de ce qu'il trouve de vicieux dans cette admi-
niftration.
L'Orateur en ce cas eft un juge qui ne
connoit rien au deifus de lui que les loix,
qui peut parler auiïï fortement qu'il le ju^-e
à propos pour le bien public, parce qu'il a
le droit de le faire, & qu'on n'en a aucun de
lui refufer tous les éclairciflèments qu'il de-
mande, voilà pourquoi l'éloquence efi: plus
forte & plus vive dans une République 5 ici
rOrateur parle en maître , dans une Monar-
chie c'eft un fujet qui doute , qui remontre,
qui fupplie, ici c'eft un client qui parle à
ibnjuge, là c'efl: unRaporteur qui Pindruit.
Si les Auteurs Dramatiques dans une Mo-
narchie ou dans une République ont tous
deux pour objet d'attaquer les défauts particu-
liers à leur nation , ils ne manqueront pas s'ils
font fages, de ménager ceux qui réfultent de
la conftitution , ils fe contenteront d'attaquer
certains effets , mais ils en refpederont le
principe.
Un Auteur François refpedera le point
d'honneur & fe contentera d'en attaquer cer-
tains abus , il donnera toujours l'exemple du
refpeél qu'on doit au Trône, aux Miniftres ,
auxMagiftrats & autres Dépofitaires de l'Au-
torité Royale. Ce
ï6 L. H. D A N C O U R T
Ce refpeâ habituel peut bien altérer les
mœurs, en quelque façon , il peut porter dans
l'ame une efpece d'indifférence fur le fort de
la Patrie. Les Citoyens alors ne s'occuperont
que de chofes frivoles, parce que déchargés
du fardeau des affaires , ils s'embarafferont peu
du tour qu'elles prendront , fûrs qu'allant
bien ou mal , il n'en réfultera pour eux ni
gloire, ni reproche.
AlTez heureux pour n'avoir à s'occuper
que de leurs affaires perfonnelles 3c de l'aug-
mentation de leur fortune , tout ce qui n'y a
pas un raport direél , leur devient comme é-
tranger j mais dites moi M. cette indifféren-
ce fur le bien général n'eft elle pas moins
dangereufè, que le zèle indisc et & l'efprit
réformateur? Ne vaut il pas mieux que lesfu-
jets d'un Monarque bien aimé vivent dans une
parfaite fécurité , fruit de la confiance & du
refpeâ: qu'ils ont pour ce Monarque, que s'ils
éprouvoient l'inquiétude perpétuelle qu'on
pourroit leur infpirer fur le fort de la Patrie
en tournant en ridicule les gens d'Etat, en
leur fuggérant l'impatience & le dépit de ne
pouvoir donner leur avis au Confeil, & le
defir indiscret de faire éclater inutilement leur
aveugle & fougueux Patriotisme: ils feroient
meilleurs Citoyens dans l'ame , mais l'Etat
en feroit peut-être plus mal gouverné fur-
tout fi le Monarque trop complaifant daignoit
faire trop d'attention à leurs criailleries. On
ne peut contenter tout le monde , 'J'ot capita
tôt fenfus j dit le Proverbe.
Si
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 17
Si un Auteur Dramatique choqué de la tié-
deur des François fur la conduite du Miniftére,
vouloit réformer leurs mœurs à cet égard , s'il
parvenoit à les rendre des C itoyens plus chauds,
il pourroit arriver qu'il les rendroit en même
tems turbulens, indociles, préfomptueux , &
ces ardens Citoyens abufant d'un excellent
motif ne fe feroient corrigés d'un défaut
que pour en contraéler d'autres très préju-
diciables à leur bonheur particulier , & à ce-
lui de l'Etat en général. Il convient donc de
leur laifler leur indifférence en matière d'E-
tat. Les fept pèches mortels que les François
com.mettent aufli fréquemment que perfon-
ne, & tant de ridicules qu'on leur reproche,
offrent affés de matière aux géniesDramatiques.
Il eft dans les mœurs des Anglois de mé-
prifer les Etrangers, leur impoliteflè eft alTu-
rément très repréhenfibîe , cependant leurs
Auteurs Dramatiques fêmblent autorifèr ce
mépris & le nourrir par les peintures outrées
qu'ils font des Etrangers & furtout des Frari»
çois. Vous condamneriez ces tableaux fans
doute : mais comme il eft utile à la Conftî-
tution Angloife, que les Anglois fe croyent
les premiers hommes du monde, & comme
le maintien de leurs loix exige un plus grand
nombre de véritables Citoyens , on a grand
foin pour leur infpirer le Patriotisme, de leur
dire qu'ils reflemblent aux Romains, & que
perfonne ne leur refîemble : il en réfulte que
beaucoup d'entre eux ont réellement les Ver-
tus Romaines ; mais qu'ils en ont en même
B tems
i8 L. H. D A N C O U R T
tems les préjugés. Les Romains appel loient
Barbares tout ce qui n'etoit pas Romain , les
Anglok French dog tout ce qui n'eft pas An-
glois. Si cet orgueil ett utile aux Angloispour
le maintien de leur Conilitution , un Auteur
Anglois auroit donc tort de le leur repro-
cher & de vouloir les métamorphofer en Phi-
lantropes. Ils en deviendroient à la vérité
plus fociables & plus polis , mais il en réful-
teroit en même tems qu'ils le feroient trop
vis avis de leur Miniftére& qu'ils perdroient
cette fermeté fi redoutable aux Chefs de
leur Gouvernement , & fi utile à la confer-
vation des privilèges delà Nation : néanmoins
Il le penchant d'un Peuple eft abfolument vi-
cieux on doit l'attaquer fans ménagement,
c'efl: fervirle Prince & le Peuple; fi le mau-
vais goût prévaut , on doit s'efforcer de le
détruire, &c'eft ce que Molière a fait. Vous
dites cependant : Pour feu que Molière anti-
cipât il avoit peine à fe foutenir , le plus par-
fait de fes ouvrages tomba dans fa naijfance.
Obfervez qu'il fe releva peu de tems après
g: qu'on ne tarda pas à préférer le Mifan-
trope au Médecin malgré lui : un Philofophe
comme Molière n'etoit pas homme à fe dé-
courager pour la chute aétuelle de fon chef-
d'œuvre , il prévoyoit bien que la force de la
raiibn fubjugueroit le mauvais goût, & c'eft
ce que les bons Auteurs qui lui ont fuccedé
ont ofé prévoir comme lui , en attaquant des
vices, des ridicules, & des opinions du jour,
qu'on avoit trop ménagées avant eux.
Ceci
A Mr. ]. J. ROUSSEAU. ig
Ceci vous prouve qu'on ne doit pas res-
peder û fcrupuleufement les penchans du
Peuple pourqui l'on écrit, il n'eft qrf;ftion
que de diftinguer ceux qu'on doit ménager,
& ce font encore un coup ceux qui font miles
aux vues du Gouvernement , on ne doit pas
fur-tout prêcher le bonheur des Républicains
à des peuples affujettis à la Monarchie , ni la
fupériorité de puiffance des Monarchies fur
les Républiques à des Républicains. Les
hommes peuvent être fages fans fe croire mal-
heureux , & les rpeétacies deftinés à leur en-
feigner la morale en les amufant, ne doivent
pas fervir à les faire douter de leur félicité.
Ui2_ Peuple galant veut de Pamour ^ de la
pUteffe & ce Peuple a raifon, puis qu'on
peut être amoureux, galant & faae à la fois,
c'eft le comble de la fagelTe que d'être tendre ,
aimable & Philofophe en mêmiC tems.
Un homme fans pasfions ne favroït intérejjer
ferfonne au 'Théâtre^ ^ Von a déjà remarqué quun
Sto'icïm dans la tragédie ferait un perfonnage
infiipportaUe dans la Comédie , ^ fer oit rire tout
au plus.
On a très mal remarqué j Glaucias dans Pir-
rhus, Brutus, Alphonfe dans Inès, Ciceron
dans le Triumvirat, Zovire dans Mahomet,
_& tant d'autres à citer font des Stoïciens ou
jamais il n'en fut , & l'hiftoire nous trompe j
dans les Comédies tous nos Arides , un
Théodon dansMéîanide, le Héros de laGou-
vernante ,^ ces gens là reffemblent affurément
au portrait qu'on nous fait des Stoïciens tou-
B 2 jours
20
L. H. D A N COU R T
jours amis de rhumanité & préférant l'intérêt
de la vérité, de la raifon , de la juftice & de
l'amitié , à leur intérêt propre.
Qiiant à l'homme fans paffions , expliquons
nous. Entendez vous par un homme fins
paflions , un homme infenfible à tout ce qui
peut flatter l'imagination ou les fens, un
homme dans une Apathie perpétuelle , in-
capable de fentir & de défirer.
(^'on fe garde bien de mettre un tel
homme fur la fcene , il eft bien éloigné de mé-
riter cet honneur , c'cft un Original qui n'exis-
te pas j & qui ne mérite pas d'éxiiler : c'eft
une chimère méthaphyrique injurieufe^ à la
nature , c'eft un monftre qu'il faudroit étouf-
fer puifqu'lncapable de bien & de mal, il
feroit éç^alement infenfible à l'un comme à
l'autre, qu'il regarderoit du même œil la pro-
fpérité & le malheur d'autrui & trouveroit
également ridicule qu'on rit ou qu'on pleu-
rft , par conféquent il ne feroit pas plus
difpofé à foulager les malheureux qu'à par-
ticiper aux plaifirs des gens contens.
Si par un homme fans paiTions, vous en-
tendez un fage incapable d'aucuns excès, dont
tous les defirs font fubordonnés à la raifon,
ce n'^efh pas un homme fans paffions.
C'eft un homme qui fait aimer & eftimer
tout ce qui mérite de l'être , c'eft un hom-
me qui méprife & détefte la débauche & l'im-
pureté, mais qui fe permettra d'aimer ten-
drement une époufe vertueufe , qui fuira les
ivrognes , mais qui fe permettra pour la ré-
para-
A Mr. ]. J. ROUSSEAU. n
paration de fes forces & le bien de fa fanté,
un ufage modéré de fa bouteille j qui fuira la
fureur da jeu, mais qui n'en fera pas moins
fa partie avec des amis de fa trempé, fans
défirer le gain bc regretter la perte , qui fera
attentif à fes intérêts , vigilant dans fon com-
merce, œconome dans fa dépenfè, mais qui
loin d'être avare, emploiera le fuperflu de fa
fortune à foulager les malheureux , à gagner
le cŒur de fes mercenaires & de fês dome-
ftiques par des libéralités encourageantes &
bien placées : c'eft un homme enfin pieux &
charitable, fans hypocrifie, qui fe contente
de donner à Dieu lesmomens qu'il exige & le
refte du tems à fes affaires.
Tel eft l'homme qu'on doit mettre fur la
fcene , vous l'y verrez tous les jours quand
vous voudrez l'y voir, & cet homme à mon
avis eft plus eft imable qu'un homme iâns pas-
sions.
Pour commencer à {èntir l'utilité des fpec-
tacles , fuppcfez M. un Gouverneur homme
d'efprit qui perfuadé de la bonté de ce genre
d'inftrudion conduit fon élevé à la Comédie
Françoife, on yrepréfènte \q Joueur- Le jeu-
ne homme ne peut encore recueillir par lui
même la morale dont cette pièce abonde , fon
Gou uerneur la lui fait appercevoir. Voyez vou$
„ M. dira-t-il, à quoi expofe la malheureufè
3, paflion du jeu , quel eft l'état de ce Valére,
„ à quelles basfeftès tout Gentil homme qu'il
,, eft, fapaiïïon ne le réduit elle pas? Il trahit
j, lâchement les bontés d'une Amante vertu-
B 3 ,j eufè
2Z L. H. D A N C O U R T
55 eufè , il perd la tendreffe d'un père hom-
„ me d'honneur & riche qu il réduit au défès-
„ poir, & qui le déshérite, il {è voit fup-
„ planter par un rival auquel les agrémens
de la JeunefTe dévoient le faire préférer; &
comme il n'efl que trop vrai qu'un joueur
doit opter des deux , être duppe oufripon^ com-
me l'a très bien dit Geronte , Valére ,
comme vous le voyez las d'être duppe a dé-
jà mandé 'Tout-à-has pour apprendre de ce
fripon l'art de corriger la fortune, & jusqu'à
ce qu'il ait acquis cette indigne reflburce il
fera la viélime des Escamoteurs & desUfu-
5, riers ^^. N'avouerez vous pas M. que toute
cette morale eftdans la pièce &quecen'eft pas
pour gâter le cour de perfônne que l'Auteur
s'eft aviie de l'y mettre, vous aimeriez mieux un
fermon peut-être, mais fouvenez vous de ce
beau précepte d'Horace fegniiis irritant ^c.
^'on fiattrihie pas au 'Théâtre le pouvoir de
shinger des feutimens ^ des mœurs quil ne peut
que fuivre £ff embellir.
Embellir des mœurs n'efl: ce pas à peu de
chofe près les changer, rendre un Peuple vo-
luptueux, galant: un Peuple badin, fpintue] 6c
délicat : un Peuple natuiellement farouche,
brave & généreux : c'eil ce me femble gagner
beaucoup fur l'humanité , c'efl pi oiif^r d'un
caradére vicieux faute de raifon qui réclaire,
pour en former un cara6lére qui devient es-
timable par fa réforme : c'ed retrancher des
mœurs ce qu'elles avoient de deffcétueux
auparavant , & Molière en fe bornant à l'em-
bel-
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 23
belliffement des mœurs du Peuple qu il vou-
loit corriger, a fans doute rempli la tâche que
la raifon impofe aux Philofophes. Il a lerxti qu ii
ne s'agisfoit pas de faire d'autres_ hommes ',
mais feulement de leur apprendre à tirer de leurs
mœurs & de leur génie tous les avantages que
la nature y avoit dépofés & que la raifon en
devoit attendre.
Molière s'eft dit à lui même , au moins je
me l'imagine, „ les François font naturelle-
ment portés aux plaifirs : eft-ce un mal que
d'aimer le plaifîr ? Je ne le crois pas , mais
c'eft un mal de prendre la débauche pour
^^ le plaifir j l'extravangance de nos Mar-
^,' quis, leurs airs évaporés pour une aima-
', ble liberté j la parure exceifive & ridicule
", pour le moyen de s'embellir , les pointes,
„ les quolibets , les jeux de mots, les anti^té-
„ fes pour les plus belles produdions dePes-
'„ prit. Faifons leur fentir combien les objets
„ dans lesquels il font confifter les plaifirs ,
„ font méprilables , oppofons dans mes ta-
„ bleaux des gens raifonnables à des fous,
profitons du penchant de mes fpedateurs
à la volupté pour en faire des Amans ten-,
dres, galans, & raifonnables, ce qui me
feroit impofiible s'ils n'avoient aucun goût
,,' pour le plaifir ; ils aiment la fociété , qu'
„ ils apprennent de moi quels font les amufe-
„ mens honnêtes qu'ils doivent chercher dans
5, la fociété: pour leur faire préférer la com-
, pagnie des femmes eftimables , tâchons de
, leur iufpirer du dégoût & même de l'horreur
B 4 55 pour
5>
24 L. H. D A N C O U R T
„ pour les débauches de cabaret auxquelles ils
5, fe livrent beaucoup moins par goût que pour
5, fuivre la mode; faifons leur fentir que ces
55 rubans, ces pompons , ces collifichcts dont ils
35 font affublés les rendent ridicules aux y'ux
5, du Sexe, & que la licence de leurs propos
5j les rend aufil mépiifables qu'une conver-
55 fation galante & fenfée les rendroit aima-
5.5 blés aux yeux de perfonnes dont ils défi-
55 rent la conquête. Apprennons aux Mé-
55 decins que leur jargon & leur pédantis-
55 me prouve leur ignorance , & qu'un hom-
55 me vraiment favant n'employé jamais de
55 termes barbares pour s'expliquer parce que
55 le plaifir de favoir ne peut être lenti que
35 lors qu'on peut fe faire entendre , c'eft ce
55 qui fait que les habiles gens fe font tou-
5, jours très aifément comprendre même en
55 traitant les matières les plus abdraites.
5, Attaquons les vices en général, qu'ils
,5 foient toujours les objets de nôtre critique;
5, puiffe le Ciel en fécondant nos travaux
55 les en rendre la viélime.
Molière a furement réuiïï dans fon projet
autant qu'aucun Philofophe qui ait entrepris
de réformer les hommes. Il a corrigé nos
Marquis de leur ftile effronté qu'on ne reîrou-
veroit plus aujourd'hui que dans la bouche
des laquais ; il a dégoûté des parties de caba-
ret, au point qu'une bonne partie de nosar-
tifans même rougîroient qu'on peut leur repro-
cher un goût fi crapuleux.
Si nos petitSrMaitres n'ont pas moins de
con-
AMrJ. ]. ROUSSEAU. 2j
confiance dans leur esprit, dans leurs maniè-
res que du tems de Molière, au moins favent
ils que les femmes les trouvent très fots quand
ils le laiffent entrevoir , que ce n'eft pas un
moven de plaire que de fau'e comme on fai-
foit autrefois l'cloge perpétuel de la figure &
de fon ajuftement, qu'un moyen fur de ré-
volter le Sexe contre eux feroit d'imiter les
Mascarilles de Molière , en faifant à tous
propos rénumèration de Tes conquêtes.
On a fubftitué les Caffés aux cabarets: les
plaifirs d'une fociété mi-partie entre les hom-
mes & le Sexe, le goût des concerts, des
cercles amufants & des foupers délicats , aux
débauches groflieres &aux défis d'ivrognerie
qui étoient autrefois à la mode. Les mœurs
fe font embellies fans contredit, c'eft à dire
qu'elles ont été corrigées. Il faut efpérer que
quelque nouveau Molière achèvera l'ouvrage
de ce grand homme. Il en a montré le che-
min, qu'on le fuive, &fi nous n'avons plus
de Molière à espérer , qu'il nous vienne feu-
lement des Deitouches & nous pouvons être
fur s qu'ils attaqueront avec fuccès les ridicu-
les & les vices qu'on peut nous reprocher au-
jourd'hui.
Qiiand Molière n'auroit pas eu tous ces
fuccès , il ne s'en fuit pas qu'on foit autorifé
à lui reprocher quil ait fait des ouvrages inu-
tiles. On le feroit donc à profcrire l'Evangile
parce que depuis le tems qu'on le prêche aux
hommes on ne les a pas encore rendus tous
fages j vertueux & bons Chrétiens.
B 5 Que
2(5 L. H. D A N C O U R T
Que Molière ait d'abord refpe(5lé le goût
du Public pour s'en faire écouter, il a bien
fait. C'eft le père qui frotte de miel le va-
fe qui tient la médecine qu'il prefente à fon
enfant. Il s'agit de favoir fi le goût que
Molière a reconnu dans fes compatriotes ,
étoit un mauvais goût en lui même, & fi en
le refpedant c'étoit entretenir les défauts , les
ridicules & les vices que ce goût mal dirigé
pouvoit produire. Or il eft aifé de prouver
que l'ufage que Molière a fait de ce goût loin
d'être préjudiciable, fut utile aux progrès de
fà morale & l'on en doit conclure qu'il étoit
bon en lui-même, & qu'il a du le refpeder.
On ne doit pas deilecher un fleuve parce que
dans ion cours il entraine des immondices,
détournez les égouts, fes eaux relieront pures.
'Tout Auteur qui 'veut nous peindre dei mœurs
étrangères a pourtant grand foin d'^aproprier fa
■pièce aux nôtres : pourquoi ne le feroit il pas ?
S'il eil contraire aux mœurs des François ou
s'ils répugne de voir fur leur fcene les hor-
reurs (i communes aux Théâtres Anglois , c'eft
que les crimes de l'cfpece de ceux, qu'on leur
offriroit ne leur font pas familiers , que l'ef-
prit toujours ami de la vérité & de la vrai-
ièmblance rejette des images dont le cœur
n'eil pas capable de fe peindre les originaux.
Je ne fai fi la bonne ou mauvoife opinion
qu'on prendîoit du cœur d'un Peuple ne fe-
roit pas fondée légitimement fur le goût de
fès fpeélacles, il eft certain, à ce qu'il me
fêjnble, que celui qui fe laiffe toucher d'hor-
reur
A Mr. ]. ]. ROUSSEAU. 27
reur ou de pitié par des tableaux moins ef-
fraians & moins atroces fera celui en faveur
duquel on doit préfumer qu'il elt plus hu-
main, plus vertueux, plus fenfible, &:par con-
féquent plus facile à corriger de Tes défauts ,
puifqu'il faut des refforts moins violens pour
rémouvoir & le toucher.
La com.plaifance d'un Auteur à peindre
dans fes perfonnages les mœurs & le carade-
re de fes compatriotes, c'ell à dire de donner
à fes Héros des Vertus que rhiftoire leur re-
fufe , & qui font communes dans (à Patrie me
paroit louable en ce que c'eft un moyen d'en-
tretenir ces bonnes qualités dans la Nation,
de les faire aimer d'avantage & de captiver
l'attention du fpeélateur en l'intérefîant pour
des Vertus & des bonnes qualités qu'il a lui
même, c'eft fans doute le motif qui a porté
Racine à donner à fes Héros la politeffe & la
galanterie Françoifes , & ce ne font que des
gens de mauvaife humeur qui peuvent trou-
ver que ces Héros y ayent perdu. Quoi, par-
ce que l'on aura donné à Brîtannicus une
ame délicate, un amour pour junie fondés
fur le mérite , les grâces & les vertus de cet-
te Princefie ; qu'on aura, dis -je, uni dans une
ame généreufe ce fentim.ent louable à la fier-
té Romaine , il s'en fuivroit que ce Héros ne
feroit plus digne de l'oreille des fagesf* De-
puis quand donc l'amour gêné eux, délicat &
poli ne peut il plus s'accorder avec la gran-
deur d'ame? La politeffe des François a-t-elle
exclu l'héroïfme de chez cette nation & le
ga-
28 L. H. D A N C O U R T
galant Céfar en a-t-il moins fait la conquête
du monde pour avoir été dans fa jeuneffe
auffi polijaulfi galant, auffi fpirituelque cou-
rageux & magnanime? .
Les chefs- d' œuvres de Corneille £^ de Molïcre
lomheroïeht aujourd''hiii ^ itls fe fonùennenî ce
n'eft que par la honte" qu'oit aurait de fe dédire S*
tfon par un vrai fentiment de leurs beautés , une
honne pièce ^ ajoutez- vous, ne tombe jamais que
far ce qu'acné ne choque pas les mœurs de fontems.
Après vous avoir fait diftinguer ce que Mo-
lière & Racine ont bien fait de ménager dans
nos mœurs , il efl queltion de vous prouver
maintenant que Molière fur tout n'a pas à
beaucoup prés refpedé ce qu'il y avoit réel-
lement de vicieux en elles.
L-e M ifantrope & le Tartuffe n'auroientpas
cffuyé tant de fatires & de perfécutions,nous
verrions encore fubfifter fous la forme qu'ils
avoient alors, les défauts, les vies & les lidi-
cules que Molière a joués avec tant de naïve-
té & fi peu de ménagement. Il ne fe feroit
pas fait parmi les dévots, les Médecins, les Au-
teurs & les gens de Cour des ennemis de la
méchanceté defquels le boft goût & Teftime
de Louis XIV. furent feuls capables de le pré-
server.
Quant au goût que vous fuppofez dimi-
nué pour les pièces de Molière, c'ed préci-
fêment par la raifon que vous imaginez plus
capable de les rendre meilleures , c'eft à dire
par une critique peu ménagée des mœurs
du tems, qu'elle caufe, i'/7 efi vrai^ moins de
plaifir
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 2p
plaifir aujourd'hui qu'elle n'en faifoit de fon
tems.
Les ridicules, les défauts des mœurs^ qu'il
a corrigés ne fubfiftant plus , il ne feroit pas
étonnant qu'on fut moins frappé de fes ta-
bleaux puifque les originaux en font perdus.
Les ridicules laffés de voir rire à leur dépens,
les vices fatigués d'être contrariés ont pu
prendre une autre forme & fe cacher fous un
autre déguifement : c'ell l'affaire des Auteurs
du fiécle, d'imiter Molière & de leur arra-
cher le nouveau mafque qui les déguife. Les
Ecrivains du fiécle futur en feront autant &
peut-être qu'en pourfuivant ainfi les vices de
retranchement en retranchement, les Auteurs
Dramatiques parviendront enfin à leur défaite.
^land Arlequin fauvage efl fi bien accueilli
des jpe^ateurs , fenje-t-on que ce foit far le goût
qu'ils prennent pur le fens ^la fimplicité de ce
perjonnage ^ quun feul d entre eus voulût pour
cela lui refjembkr? Ceft tout au contraire que
cette pièce favorife leur tour d'efprit qui efl d'ai-
mer F£ rechercher les idles neuves £5 fingulieres.
S'il étoit vrai que le Public eut_ tant de
goût pour les idées neuves ce fingulieres, les
vôtres fur laMufiaueFrançoire& fur le fpec-
tacle feroient généralement adoptées & pour
réfuter vôtre opinion il fuffiroit fans doute
de vous montrer le peu de partifans que ces
idées ont acquis , mais avec des gens de vô-
tre efpece ce n'eft pas aiîés que l'évidence
pour les convaincre, il y faut joindre enco-
re j le raifonnement. Le Public eft fi £bt à
leur
30 J. Pï. D A N C O U R T
leur avis , que fa conviuite &; fon goût ne
peuvent jamais leur tenir lieu de démondra-
tion., Raifbnuons donc puifqus vous l'exi-
gez : pourquoi ne voulez- vous pas qu'on dé-
lire de reflèmbler à Arlequin rauvag,e, pour-
quoi ne voulez-vous pas qu'on foit touché
de fon innocence & que les fentimens qu'il
infpire partent d'un fond de bonté que les
vices n'ayent pu anéantir chez les hommes ?
Vous faites pré fumer fi bien par vôtre ingé-
nieux Difcours fur l'inégalité des conditions,
que les hommes font bons naturellement ,
qu'on peut vous l'objeéter à vous même pour
vous convaincre que ce n'efi: pas parce que
]es idées d'Arlequin fauvage font neuves &
iîngulieres qu'on s'en laifle toucher ; mais
que c'eft parce qu'elles font naturelles à tous
les hommes , qu'elles repréfentent les pre-
miers fentimens que la nature a gravés dans
leur cœur , qu'on les écoute avec tant de
plaifîr & qu'on les faifit avec tant d'avidité.
Les hommes étant donc nés bons comme
vous dites , il s'en fuit qu'un homme bon
doit leur plaire , Sz je me laiffe facilement
perfuader que les aplaudilTemcns qu'ils ac-
cordent aux belles maximes de nos Tragé-
dies, les ris qu'excitent les chagrins d'un vi-
cieux tourmenté fur la fcene comique par-
tent également de leur goût pour la vertu
& du plaifîr qu'ils ont de voir le vice dans
l'embarras. 11 efl vrai M. qu'il y a peu
d'hommes qui , connoifTant les douceurs de
la fôciétéj leur préfèrent les mifêres réelles de
Pétat
A. Mr. J. J. ROUSSEAU. 31
l'état d'un Caraïbe ou d'un Orang-Outang
& qui fe (bucient beaucoup de courir plus
vite qu'un Cheval , d'apercevoir un vaifièau
en mer d'auflî loin qu'on puifle le voir a-
vec une lunette, ou de pouvoir fe battre a-
vec les Ours à forces égales.
Ils fèntent trop que ces avantages phyfî-
ques ne les dédomageroient pas de la rai-
fon 5 mais ils font très perfuadés en même
tems , que les Oramg-Outangs & les Pongos,
n'ont pas à beaucoup prés la connoiffance
de la loi naturelle com_me Arlequin fauva-
ge. Arlequin eft pour eux un modèle à
qui la nature les fait défirer de refièmbler,
& il n'eft pas douteux qu'il fèroit à fouhai-
ter pour le bien de la fociété politique que
fes Chefs aufli bien que tous fes m.embres
enflent toujours un pareil modèle fous les
yeux. Le fpe(5lacle leur offre ce m.odele,
il eft donc très fage de les exhorter à ve-
nir fouvent l'y voir, pour leur faire con-
trader l'habitude de ces idées qu'ils n'admi-
rent en lui que par ce que la nature leur
a donné les difpofitions nécefîaires à les ad-
mirer. Au fur -plus ce qu'Arlequin fauva-
ge dit des nations civilifées n'eft ni fingu-
lier ni nouveau , mais il eft fage & natu-
rel ; ce font des idées exprimées très ancien-
nement , vous les retrouverez dans les Li-
vres Sacrés & dans ceux des Philofophes :
elles font préfentées d'une manière h non
édifiante du moins plus agréable , & c'eft
par l'agrément que le fpeâacle unit à la mo-
rale
32 L. H. D A N C O U R T ..
raie qu'il fait quelque fois dans le cOeur des
hommes une réformation que la Religion ni
la philofophie n'ont pu faire. C'efl un troi-
fiéme moyen d'infcruire les hommes & de
les corriger que la Providence a peut être
voulu joindre aux deux premiers pour aider
les hommes à fe rendre dignes de iâ miféri-
corde, & qui fera tout aufll refpeétable que
les autres quand on l'aura purgé de l'Anatê-
me & qu'on aura corrigé quelques abus qui
marchent encore à fa fuite. Rappeliez vous
M. quels applaudilTemens on dorïne généra-
lement à cet'te tirade d'Arlequin fauvage que
voici.
Je penfe que vous êtes fous , car vous cher"
chez avec beaucoup de foins une infinité de chu f es
mutiles , vous^ êtes pauvres , parce que vous hor-
7iez vos biens dans V argent , ou. d"^ autres diable-
res , au lieu de jouir fimplement de la nature
comme nous , qui m voulons rien avoir , afin de
jouir plus librement de tout. Vous êtes efclaves
de toutes vos pofj'elfwns , que vous fr: ferez à va ■
tre liberté ^ à vos frères que vous feriez pen-
dre s'^îls vous avaient pris la plus petite partie
de ce qui vous ejt mutile. Enfin vous êtes des
ignorans j parce que vous faites conji/ier vôtre fa-
geffe à [avoir les loix , tandis que vous ne con-
noifjez pas la raifon qui vous apprendrait à vous
paffer de loix comme nous.
Je puis vous protcOer, moi qui fuis Arle-
quin , & qui par conféquent puis vous fom-
mer de vous en rapporter à mon expérien-
ce.
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 33
ce, que ni moi ni mes Camarades ne fem-
mes applaudis dans aucun endroit de la pièce
avec plus de chaleur que dans celui-ci : croire
que chacun n'applaudit alors que parce qu'il
défire dans les autres des vertus qu'il ne fe
fbucie pas d'avoir , c'eft croire tous les hom-
mes méchans , puifque tous applaudiflênt a-
lors, & c'eft attaquer vous même l'opinion
que vous dites avoir de la bonté naturelle des
hommes.
Naturcim expellas furcâ tamen ufque recurreU
Je (iiis perfuadé que les hommes admirent
la vertu de bonne foi dès qu'ils la voyent,
qu'ils la chériflènt, qu'ils déteftent le crime
& le Vice, & que fi leurs pafTions & leurs
intérêts les aveuglent fouvent , ils n'en font
pas moins les amis de la Vertu, ils n'en défi-
rent pas moins de reflèmbler au^t modèles
qu'on leur propofè tur la fcene. Je crois fer-
mement qu'il n'eft point d'homme qui ne
fouhaite de mériter d'être comparé à ces mo-
dèles par préférence à tous autres. Par un
fèntiment naturel , par un penchant irréfifti-
ble , nous voyons tous les jours des méchans
applaudir à de belles avions, je puis extrai-
re d'un ouvrage très indécent une maxime
qui n'en eft pas moins admirable pour n'être
pas dans fa place , la voici : 'Tel eft Vavan-
tags de la VerHi que le Vice même lui rend hom-
mage.
"Si le fpeélacle eft capable de faire applau-
dir la Vertu , il eft donc capable de la faire
aimer , ce n'eft furement pas dans le moment
C où
34 ,L. H. D A N C O U R T
ou des inécha.ns applaudirent dans le parterre
à des maximes admirables qu'ails font difpofés
à mal faire, c'eft lorfque rendus à eux mê-
mes au, feiii du vice & de l'oifiveté ils n'en-
tendent plus la voix de la fagefle & de la rai-
fon dans la bouche des Orateurs facrés , des
Philoibphes ou des Comédiens.
Lorfque 1& fanguinaire Sylla pleuroit au
fpe6lacle, ce n'étoit pas le moment auquel
il diétoit fcs profcriptions , je crois au con-
traire qu'il feroit facile de conclure de la fen-
fîbilité qu'il montroit que û la fréquenta-
tion du Théâtre eut fait partie de fon éduca-
liion,que s'il eut appris à réfléchir comme on
le. peut faire dans un bon nombre de nos ex-
cellentes Tragédies fur les dangers de l'aïubî-
tion, s'il eut vu fouvent le tableau des périls
auxquels un Tyran, unUfurpateur, un Traî-
tre font expofés , fa fenfîbilité naturelle eut
triomphé dans fon cœur de fès difpoiîtions à
la Tyrannie. Qui vous affurera M. que fon ab-
dication de l'autorité fuprême ne fut pas une
fuitte des imprefTions qu'il avoit reçues au
fpedlicle: pourquoi vouloir en attribuer tout
l'honneur à la politique plutôt qu'à fes re-
mords , remords excités en lui par un tableau
frappant de la. mifere d'autrui.
l\ eft facile de fe perfîaader que l'affreux
Damieii , ni les abominables Jefuites , auteurs
de l'attentat contre Sa Majefté Portugaife, ni
la Marquife de Tavora , n'auroient jamais eu
les idées funeftes qui les ont conduits au fli-
plice fi juflement mérité, s'ils avoient vu fou*
vent
A Mr. J. J. ROUSSEAU 35?
vent repréfènter les Tragédies de Cinna , de
Brutus, de Venife fauvée 5 deCatilina, &de
la mort de Céfar. Ces Poèmes admirables
où tout refpire l'amour de la Patiie & fait
connoître les fuites dangereufes des confpira*
tions 5 auroient gravé dans leur cœur la mo-
rale qu'elles contiennent , & fans doute éloi-
gné de leur efprit les projets affreux qui leur
ont caufé la mort & l'ignominie.
Il n'eft pas facile de concevoir fuivant vô-
tre raifonnement comment une choie peut
être bonne & mauvaife à la fois. Le /pelade
dites vous^ fe home à charger ^ non pas à chan-
ger les mœurs établies , & par conféquent la
Comédie ferait bonne aux bons £^ mauvaife aux
méchans.
Il ftiut opter , le changement que la Comé-
die porte dans les mœurs eft bon ou mauvais,
la charge elt une addition qui ne peut qu'être
utile ou préjudiciable : or vous ne pouvez dé-
montrer que les Auteurs Dragmatiques en ref^
peétant par exemple le penchant des François
a l'amour , aient prélenté ce que cette paf-
lion a de vicieux, comme l'agrément le plus
flatteur qu'elle puiflè procurer , auquel cas
le ipeélacle fèroit également mauvais pour
tout le monde. Ils transforment au contrai-
re cette pafllon en fentiment , ils veulent tou-
jours qu'elle foit fubordonnée à la Vertu ,-
qu'elle Ibit juflifiée par le mérite & la fagefîè
de la perfonne aimée , fi cette paifion eft tel-
le dans les mœurs des François, affurément
les Auteurs auroient orand tort de la pein-
C 2 dre
^6 L. H. D A N C O U R T
dre comme criminelle , mais il cette paflion
n'eft pas encore telle & n'eft qu'un tribut
que les Auteurs impofent aux cœurs bien
faits en faveur de la Vertu , loin de changer
les moeurs , ils veulent apprendre ce qui man-
que à leur perfeélion. Quand on ne verra
dans le monde d'autres Amans que ceux de
nos Tragédies , on pourra regarder la pafTion
de l'amour comme une vertu , la nation qui
la première joindra tant de délicateflè à fês
penchans pourra fe flatter d'être parfaite, &"
les Ecrivains qui auront infpiré cette délica-
tefîe auront fait une chofe également bonne
pour les bons & pour les méchans.
Le mot de àarge dans le fens qu'il eft en-'
tendu au fpedacle demande encore une autre
explication.
Dans les pièces du Théâtre François ôc du
Théâtre Italien que nous appelions Farces , la
charge peut être regardée comme l'abus de l'ef-
prit, & aux dépens du fens commun, èiVoû
ne perdroit pas beaucoup à la privation de ce
genre de fpeé^acle burlefque : dans les pièces
régulières la charge eft la multiplication des
traits dont l'Auteur compofe le portrait du
fujet qu'il veut peindre: cette charge eft le chef
d'œuvre de l'art & du génie.
Molière par exemple a faifi d'après dix
vingt, trente, cent avares tous les traits ca-
raélériftiques de l'avarice dont il a compofé
le rôle d'Harpagon ; mais tous ces traits font
vrais. L'art de l'Auteur fut d'imaginer
des fituations 5 de les coudre fi artiftement,
que
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 37
que û elles arrivoient en effet dans refpace de
tems que dure la pièce , un avare quel qu'il
fut, feroit infailliblement les mêmes chofes que
fait Harpagon. La charge ne confifte efFeCli-
vement que dans le laps de tems dont la briè-
veté ne lailfe pas fuppofer raflêmblage aduel
d'un fi grand nombre d'incidens , mais elle
n'eft pas capable d'altérer la vérité des traits ,
c'elt au contraire l'affemblage de ces traits vifs
& vrais qui rend le tableau plus frappant, &
qui force le fpedateur d'appercevoir les in-
convéniens du Vice ou du ridicule que l'on
joue : comment donc voulez vous que cette
manière dinftruire foit capable d'entretenir le
Vice au lieu de le corriger & que le cœur des
méchansen tire partie? Sic'ert là le genre de
charge que vous attaquez vous ne réumrez fans
doute pas mieux à prouver le danger du fpec-
tacle.
Mais fi vous me prouvez qu'un avare en
devient plus avare pour avoir vu repréfenter
celui de Molière, un Roi pacifique & bien-
fàifant, un Tyran dételtable pour avoir vu
repréfenter y^/rf'e , un de nos Marquis plus ri-
dicule qu'à fon ordinaire pour avoir vu don-
ner des nafardes à l'Efine dans le Joueur^ &
des coups de bâton à Mafcarille & à Jodelkt
dans les, Prêcieuf es Ridicules y je conviendrai de
bonne foi que le fpedacle non feulement eft
mauvais pour les méchans , mais même je fou-
tiendrai qu'il ejt dangereux: pour les bons.
A Londres , ditez-vous , un Drame intérefe
-enfaifant hdir les François^ àTimis la belle paf'
C 3 jion
38 L. H. D A N C O U R T
fwn ferait la piraterie y à Me fine une njengeance
bien favoureufe y à Goà r honneur de Irukr des
Juifs :^ pourquoi citer des goûts atroces pour
en faire induire que le nôtre eft mauvais &
pour atténuer les bonnes raifons que nous a-
vons de trouver nos pièces bonnes ? Ce n'eft
pas en agir en critique de bonne foi. Prou-
vez encore un coup que nos mœurs font mau-
vaifes & que nos Drames en entretiennent la
corruption.
^ Je crois vous avoir dém.ontré ci-deffus en
citant Britannicus que nôtre goût pour l'a-
mour n'étoit pas condamnable en lui-même ,
qu'au contraire les Auteurs Dragmatiques au-
roient tort de ne pas refpeder & profiter d'un
des avantages de nos mœurs fur celles des au-
tres peuples, qu'ils s'étoient fagement attachés
à nous apprendre le parti que nous pouvions
tirer en faveur de la vertu de nôtre penchant
à l'amour, en indiquant aux cœurs bien faits
les objets auxquels ce penchant doit les atta-
cher ; & je crois qu'en ce cas il eft auffi fage
de defîèndre l'amour & de forcer les pédans à
k reconnoitre pour un fêntiment fublime &
délicat, qu'il feroit abfurde d'applaudir l'atta-
chem.ent intérefle d'un vieux avare pour une
jeune perfonne lors qu'il n'évalue pour quel-
que chofe les charmes de fa Maitrefîè, qu'après
avoir fait attention à Ton coffre fort, que
la Vertu , la bonne conduite, l'œconnomie ne
lui paroiffent pas dignes d'entrer en compte
& qu'il palTeroit volontiers tous les vices
g. l'objet de fon amour pour vu qu'elle eut
autant
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 39
autant d'écus que de mauvaifes qualités.
On voit bien que vous n'avez pas fous les
yeux les objets de vôtre critique, les livres
vous manquent &rurtout Molière, vôtre mé-
moire ne vous dédomage pas de cette priva-.
tion, vous n'auriez pas imaginé qu'il eft des
caraderes eftimables qu on n'ofe mettre fur
la fcene tel que celui d'un homme droit , ver-
tueuxjimple&fans galanterie qui m fait point
de belles pbrafes , ou un fage fam^ préjugés qui
aiant reçu un affront d'un fpadaijin , rcfufe de
s'aller faire égorger par Voffenfeur vqu'on epmfe^
ajoutez- vous, tout Part du Watre pour ren-
dre ces perfonnages intéreffans comme le Cid au
peuple François , j aurai tort fi l'on réujfiîr
Pour détruire cette obje6lion , il m'eft fa-
cile de prouver que nos Auteurs n'ont pas eu
la lâche complaiiance que vous dites & de le
prouver par des faits.
Molière a-t-il attendu que les ordonnances
de Louis XIV. du Duc d'Orléans Régent &
de Louis XV. impof.ffent filence au zelein-
difcret desEcclefialliques turbulents ou fana-
tiques pour attaquer Thipocrifie des faux dé-
vots dans fon Tartuffe? A-t-il attendu que les
extravagances des Marquis de fon tems ne fuf-
fent plus a la mode pour les tourner en ridicule?
A-t-il attendu qu'on fe lalîat de flatter la vani-
té des Coquettes en partageant leur maligni-
té & faifant chorus de médifance avec elles,
pour faire le Mifantrope? A-t-il attenduque
nos Médecins fuffent devenus favans, aima-
bles , éloquens , dociles & prudens dans les
C 4 con-
40 L. H. D A N C O U R T
confultations, prêts à defférer à l'avis le plus
fage & à des conclurions probables , pour fe
moquer des Médecins pédans opiniâtres , ba-
vards , incapables par ignorance de faire
des applications raifonnées des principes de
leur art ? tr r
Corneille , le pieux Racine & M. de Vol-
taire ont ils attendu des motifs pour attaquer
l'orgueil defpotique, l'hipocrifie & le fana-
tifme?_ Non furement. Ne femble-t-il pas au
contraire qu'ils aient prévu le malheur du
Portugal , & que ce trifte événement foit ar-
rivé pour juftifier leur hardieffe , leur pré-
voyance, &la jufteffe de leur efprit. Je con-
viens que Ravaillac & Jaques Clément ont
exifté avant eux & que la Mémoire de ces
fcélérats peut avoir inlpiré leurs Mufes, mais
enfin il elt certain que le fanatifme n eft pas
encore détruit & qu'il fait prévoir & crain-
dre aux gens %es des événemens triftes pour
Tavenir. Corneille, Racine & Voltaire n'ont
cependant pas attendu ces événemens, pour
s efforcer d'en infpirer la crainte ^ nous pou-
vons ce me femble conclure de ces exemples
que nos Auteurs ne font pas auffi lâches que
vous le dites èc ne refpeaent pas autant les
mœurs du fiécle que vous feignez de le croi-
re. On n'a pas attendu que la Chambre Ar-
dente eut fait rendre gorge aux fangfues du
Peuple pour avertir le Public & par confé-
quent le Miniftére de leur friponnerie.
Ce n'eft peut-être qu'aux fcenes ingénieu-
fes fi fôuvent décochées contre les Procureurs
qu'on
A Mr. ]. ]. ROUSSEAU. 41
qu'on doit l'attention que nos intégres Ma-
giftrats font maintenant à leur conduite, on
n'a pas furement attendu qu'ils fuflcnt deve-
nus honnêtes gens pour jouer leurs manœu-
vres en plein Théâtre, fi Ton n'a pas coiri-
gé les Financiers de leur voracité, les Procu-
reurs & les autres Commis llibal ternes de la
Juftice , de leur friponneries ; au moins par
ies avis qu'on a donnés au Public aux Magi-
ftrats & aux Minières , a-t on fuggeré à ceux-
ci l'attention néceflaire pour y mettre ordre ,
c'eft ainfi qu'on a trouvé les Àdminlitrateurs
du remède ; vous objederez à cela que vôtre
reproche fubfifte toujours & qu'il eft égale-
ment bien fondé , puifque le remède n'eft pas
le Théâtre qui opère la converfion de ceux
qu'il accufe,mais la févérité falutaire de leurs
furveillans.
Un homme reçoit un coup d'épée, il eft en
danger de la vie, il tombe de foibleflè, un
paflànt charitable touché de fon état vole chez
un Chirurgien, l'amené & lui remet le blef-
fédans les mains, le Chirurgien tire cet hom-
me d'affaire & lui fauve la vie ; le pafTant en
e(l il moins la caufe première du falut de cet
homme?
Pour prouver que îe 'Théâtre purge les paf-
fions qiCon n'a fas ^fomente celles qu'on a , vous
dites qu'on n'ofê mettre fur la fcene un hom-
me ^roit , vertueux ^fimfle ^greffier ^ fans galan-
terie ^ qui ne dit point de helhs phrafes , il y a ce-
pendant longtems que Molière a produit cet
homme fur la fcene. Chrifale dans les fem-
C 5 mes
42 L. H. D A N C O U R T
mes favantes eft l'homme que vous dites à la
grofïïereté près qui n'eft bonne à rien , c'eft
un homme dont le rôle eft û bien foutenu ,
qui dit des chofes û fimples & fi peu galan-
te, fi analogues à la fituation dans laquelle
il eft, qu'il faut l'admirer malgré qu'on en ait.
Pourquoi fon rôle fait il tant de plaifii? C'eft
précifementj que l'Auteur a employé tout
fon efprit a n'en point donner à fon perfon-
nage : hic îahor hc opus.
Molière auroit pu comme nos Auteurs d'à
préfent lui donner beaucoup de fineflè lui fai-
re lancer des m.adrigaux &des épigrames très
aiguës contre la pédanterie des femmes favan-
tes, mais il étoittrop grand maître pour cela,
il a fenti qu'il ne falloit oppofer que du bon
fens à l'abus de la fcience & de l'efprit, il a
<ionc fait parler un homme fenfé ^fimple, fans
amour S' fans galanterie^ enfin un homme tel
que celui que vous croiez qu'on n'a pas en-
core ofé mettre fur la fcene , écoutez-le pour
vous en convaincre.
C'cft^ à vous que je parle, ma fôeur.
Le moindre folécifme en parlant vours irrite ^
Mais vous en faites , vous , d'étranges en con-
duite.
Vos livres éternels ne me contentent pas,
Et , hors un gros Plutarqiie à mettre mes rabats,
Vous devriez brûler tout ce meuble inutile.
Et laiffer la fcience aux dodleurs de la Ville;
M'ôter pour faire bien , du grenier de céans
Cette longue Lunette à faire peur aux ç^ens ,
^ " Et
A Mr. J. }. ROUSSEAU. 4^
Et cent brimborions dont rarpe6l impor-
tune j
Ne point aller chercher ce qu'on fait dans la
Lune ,
'^t vous mêler un peu de ce qu'on fait chez
vous ,
Où nous voions aller tout fans deffus def-
fous.
Il n'eft pas bien honnête & pour beaucoup de
caufès ,
Qu'une femme étudie & fâche tant de chofes.
Former aux bonnes mœurs l'efprit de fes En-
fans ,
Faire aller fon ménage avoir l'œil fur fes
gens ,
Et iéQ;ler la dépenfe avec œconomie
Doit être fon étude & fa Philofophie.
Nos Pères fur ce point étoient gens bien
fenfés,
Qui difoicnt qu'une femme en fait toujours
aifés
Qiiand la capacité de fon efprit fe hauffe
A connoître un pourpoint d'avec un haut de
chauffe :
Les leurs ne iifoient point, mais elle vivoient
bien ;
Leurs ménag-es étoient tout leur do6le entre-
tien j
Et leurs livres, un dé, du fil & des aiguilles
Dont elles travailloient au trouffeau de leurs
filles
Les femmes d'à prélênt font bien loin de ces
Elle,
4* L. H. D A N C O U R T
Elles veulent écrire & devenir Auteurs :
Nulle fcience n'eft pour elles trop profonde
Et ccaus beaucoup plus qu'en aucun lieu du
monde ,
Les fecrets les plus hauts s'y laiflènt conce-
voir,
Et l'on fait tout chez moi , hors ce qu'il faut
fçavoir ;
On y fait comme vont Lune , Etoile polaire ,
Venus, Saturne & Mars dont je n'ai point
affaire ;
Et dans ce vain fçavoir qu'on va chercher fî
loin ,
On ne fait comme va mon pot dont j'ai be-
foin.
Mes ^gns à la fcience afpirent pour vous
plaire.
Et tous ne font rien moins que ce qu'ils ont
à faire.
Raifonner eft l'emploi de toute ma maifon;
Et le raifonnement en bannit la raifbn :
L'un me brûle mon rot en lifant quelque
hiftoire,
L'autre rêve à des vers quand je demande à
boire ; >
Enfin je vois par eux vôtre exemple fuivi.
Et j'ai des ferviteurs & ne fuis point fervi.
Une pauvre fervante au moins m'étoit ref-
tée ,
Qui de ce mauvais air n'étoit point infec-
tée;
Et voilà qu'on la chaffe avec un grand fracas,
A caufê qu'elle manque à parler Vaugelas.
Je
A. Mr. J. J. ROUSSEAU. 4^
Je vous le dis , ma iôeur , tout ce train là me
bleflê,
.. Car c'eft , comme j'ai dit , à vous que je m'a-
I drefle.
Appellerez vous tout cela de refprît, du
ftile fleuri, des épigrames,de la galanterie. Non
fans doute ; on n'y peut voir qn'un ftile fim-
ple, uni, & ce que tout homme fenfé diroit à
la place de Chrifale: il ne fè fêrt pour expli-
quer fk penfée que des exprcflions les plus
fïmples & les plus communes au lieu d'em-
ployer de belles phrafes comme vous fuppo-
fez qu'on fait toujours.
J'ai donc trouvé dans Chrifale l'homme que
vous n'aviez pas encore vu , fi ce n'eft pas
lèlon vous, avoir trop d'efprit que de ne dire
quef des chofes vraies, fimpies & raifonnables.
Le troifiéme reproche de vôtre obfèrvation
n'eft pas plus difficile à pulverKêr que les deux
autres , & je ne vois pas pourquoi l'on n'ofê-
roit pas mettre fur la fcene un homme fans pré-
jugé qui refuferoit d^expfer fa vie pour fè van-
ger d'une infulte. Le Cocu imaginaire eft dé-
jà plein de traits qui feroient à merveille dans
la bouche de vôtre homme , il pourroit dire
comme Sganarelle.
Mais mon honneur me dit que d'une telle of-
fenfè,
Il faut abfolument que je tire vengeance.
Ma foi laiflfons le dire autant qu'il lui plaira ,
- Au Diantre qui pourtant rien du tout en fera.
Quand
46 L. H. D A N C O U R T
Quand j'aurai fait le brave & qu'un fer pout
ma peine
M'aura d un vilain coup transpercé la bedaine,
Que par la Ville ira le bruit de mon, trépas.
Dites moi , mon honneur , en {êrez vous plus
gras ?
Puis qu'on tient à bon droit t«ut crime per-
fonel ,
Qiie fait la nôtre honneur pour être criminel?
Des adions d'autrui dois je porter le blâme?
Ce ton comique vous révolteroit dans la
bouche d'un fage, aufîi n'eft ce pas le ftile
que je propoferois d'imiter ; mais l'emploi de
ces mêmes argumens en ftile plus grave con-
tre les abus du point d'honneur mal entendu.
Perfonne je vous jure ne fèroit choqué de voir
fur la Scène un Spadaffin inlblent puni tout
autrement que par des voyes de fait , & pour-
vu que vôtre fage prouvât que ce n'cit point
la lâcheté qui l'arrête mais la raifon , que le
mépris qu'il a pour un infolent n'exclut pas
chez lui la bravoure : je vous jure qu'un pa-
reil perfonnage feroit goûté. Mettez dans une
Tragédie ce brave Capitaine Grec en discus-
fion avec ce brutal qui picqué de n'avoir pas
raifon le menaçoit de le frapper, croyez vous
qu'on ne l'applaudira pas quand avec un mé-
pris héroïque, il lui dira: frapes mais écoutes.
Vous imaginez vous, m'allez vous dire,
que ce point d honneur pointilleux fubfifteroit
avec moins de force, quand on auroit vu vô-
tre Comédie ou vôtre Tragédie & qu'un
hom-
A Mr. J. J. ROUSSEAU. '47
homme qui auroit reçu un foufflet en feroit
moins méprilé quelque fage qu'il fut , s'il
négligeoit d'en tirer raifon; Pourquoi non?
Si cet homme pouvoit juftifier fon Stoicif-
me par des motifs auf fi louables que ceux que
j'exige, & fî la pièce étoit affés bien faite
pour prouver à tout le monde que puis-
qu'on a les voyes de la Juftice pour (ê van-
ger de l'injure c'eft fe rendre aufll criminel
que l'offenfeur que d'anticiper fur les droits
du Gouvernement en fe faifant foi même juf-
tice, il y auroit plus d'oreilles que vous ne
croyez dispofées à faifir les vérités de cette
pièce.
Nous devons fans doute à l'éducation de nos
Militaires d'aujourd'hui , à leur politefle , aux
progrès de la fageffe dans cet ordre, & fur-
tout au discrédit des parties de Cabaret jadis
trop à lan)ode, l'extinétion de cette fureur
des duels maiheurcufement fi fréquens au-
trefois.
On chaffe aujourd'hui de tous les Corps
les Spadaffins turbulens qui en troublent
la tranquillité : on a defiéndu ces épreu-
ves de valeur qu'on faifoit effuyer aux Of-
ficiers nouvellement reçus , preuves trop
multipliées pour n'être pas dégoûtantes &
pour ne pas rendre l'uniforme odieux à tous
les gens fenfés. On diftingue parfaiternent
la valeur de la faufîe bravoure & l'on voit a-
vcc une fatisfaétion infinie pour les fages que
les Officiers dont la valeur elt la moins fus-
- pede vis à vis les ennemis de l'^^tat , font ceux
qui
48 L. H. D A N C O U R T
qui craignent le plus de fe faire des ennemis
perfonnels 11 eft donc certiin que ces braves
gens feroient les premiers à applaudir celte
pièce & à fiiifir des argumens folides qui fe-
roient céder le préjugé au bon fens & à la
raifon; mais fî l'homme que vous dites, ne
juftîfie pas qu'il a de la valeur & qu'il pour-
roit même entreprendre fa vengeance avec
fuccès, que c'eft la feule raifon qui lui retient
le bras, vôtre homme déplaira certainement
parce qu'il paroîtra lâche & que la lâcheté eft
légitimement odieufe. S'il n'y avoit point de
lâches il n'y auroit point de Spadamns, car
ces derniers favent bien que toute leur capa-
cité ne les tireroit pas d'affaire vis-à-vis d'un
brave homme, fi dès la première affaire qu'ils
ont, ils couroient risque de la vie, ils fe-
roient furement moins téméraires dans la fliite
& réferveroient pour l'Etat cette bravoure
impertinente qui ne fert qu'à les faire haïr oC
méprifer des gens fages & modérés. JLa plus
part des gens de cette efpece , ne font d'ail-
leurs ufàge de leur adreffe que vis à vis de
ceux qu'ils connoifïènt ou timides ou mal-a-
droits. Je comtois tels de mes écoliers , dit le maî-
tre d'armes dansThimon le mifantrope, qui
n ofer oient jamais fe battre s'ils n'èîoient fûrs de
le faire fans péril.
Si les Spadaffms font haï (Tables vous m'avoue-
rez que les lâches ne le font pas moins : la
valeur cil le feul rempart que la nature ait
accordé aux hommes contre la violence: c'efl
l'unique obftacle que les Rois puifTent oppofer à
l'am-
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 49
l'ambition de leurs voifins, c'eft à la valeur
qui menace & fait trembler les Machiaveîs ^
qu'on doit le falut &la tranquillité des Etats:
tout homme qui n'a pas cette qualité de l'ame,
peut avec raiibn être méprifé ; on ne mérite
pas la part que l'on a dans les biens de la Pa-
trie quand on n'a pas le courage de la deffendre.
Ce courage ne doit avoir lieu que vis-à-
vis les ennemis du Prince , 6: dès qu'on l'em-
ployé contre un de fes compatriotes on de-
vient criminel envers l'Etat, puisqu'on s'expofê
à le priver d'un bras deftiné pour fa deffenfê.
On doit fe mocquer également des lâches &
des Spadaflins , les uns & les autres peuvent
être joués avec fuccès fur la fcene, & l'on y
peut fqire admirer un vaillant homme qui re-
fufe d'expofer pour fa caufe pcrfonnelle, une
vie nécefîàire à l'Etat, on l'applaudira au con-
traire de fbn mépris pour le préjugé. Il eft
dur de foupçonner le Public François com-
me vous le faites, de n'applaudir dans leCid
qu'au grand coup d'épée qu'il donne au Com-
te de Gormas.
Vous n'affeélez apparemment cette opinion
que pour faire croire que la bravoure gâte les
m.œurs de la nation , je fais bien que fi tous
les hommes étoient bons & fages, la valeur
feroit la plus inutile de toutes les qualités :
mais puisque l'ambition, rinjuftice, l'opprcf-
fion , la cruauté l'on rendu fi néceflaive de-
puis Nimbrûth juiqu'aujourd'hui & que pro-
D bable-
jo J. H. D A N C O U R T
bablement elle ne le fera gueres moins dans
les fiécles à venir ; il eft très fage de la
faire aimer & de la nourrir par de^ grands
applaudiflêmens. Le Quiétifme Tolérant de
la Penfilvanie ne convient point du tout à la
France: on applaudit cependant moins à la
bravoure du Cid qu'à la juftice du coup qui
punit un infolentjVÛ que l'infulte eft faite a
un vieilland hors d'état de fe venger lui même.
On compatit avec raifon au malheur d'un
brave Cavalier puis que ce n'eft point fa ven-
geance perfonnelle qu'il a entreprife mais cel-
le de fon père, & que cette vengeance tout-
te légitime qu'elle eft , le rend malheureux ,
on détefte la cruauté du point d'honneur qui
lui a fait perdre fa maitreffe dont il eft fi dig-
ne & qu'il eft fur le point d'époufer, & l'on
eft ravi que fa valeur & fa vertu lui méritent
l'honneur de voir fon Roi s'intérefTer au fuc-
cès de fon Amour, & qu'à force de belles
aaions, il juftifie le penchant deChiménepour
le meurtrier de fon père: voilà ce qui inté-
reflè & ce qu'on applaudit dans la pièce j c'eft
parce que Rodrigue a toutes les vertus, qu'on
lui pardonne une vengeance qu'il ne prend
que malgré lui , & non pas parce qu'il a fait
un beau coup d'épée, & que les François les
aiment trop comme on préfume que vous le
croiez. Remarquez auflîM. que l'Auteur n'a
pas oublié de mettre dans le bouche du Roi
des vers très énergiques contre la fureur des
duels, & que par cette fage précaution, il
aver-
A Mr. J. J. ROUSSEAU. ^i
avertit le Public que ce n*eft pas pour encou-
rager nos Fenagus qu'il fait paroître la valeur
au Cid 2iYec tant d'éclat.
On admire à la Comédie leCià quon iroit voir
pendre en grève. Eh ! quel eft M* le cœuf
afles barbare pour prendre plaifîr à ce der-
nier Tpedacle ? Quel eft l'homme afles ftupi-
de , afles inhumain pour ne voir qu'un Cri-
minel dans laperfonne de ce Héros qu'on traî-
neroit au Tuplice? Onneverroit en lui qu'un
martyr du point d'honneur; & toutes les ré-
flexions que vous faites furTétabliflement des
loix qui le prôfcrivent fe préfenteroîent à l'ef^
prit de tout homme fenfépourjuftifier le pré-
tendu Criminel : étes-vous bien fur d'ailleurs
que ces loix ne feroient pas mitigées en fa-
veur d'un fils qni ne feroient criminel que
par l'ordre de fon père & par excès d'attache-
ment pour lui.
Entretenir le courage dans le cœur d*urt
Peuple quelconque, c'eft faire un bien mo-
ral & politique. C'eft aux loix, à la raifon,
c'eft aux Auteurs Dramatiques à lui faire fen-
tir que la faufle application du courage eft uri
vice & cela n'eft pas fl fort éloigné d°u fuccès
que vous vous l'imaginez.
Je me trompe fort fi vous n'avez imaginé
un très beau dénouement pour quelque Tra-
gédie ou Comédie dans laauelle le point d'hon-
neur mal entendu feroit robjet de la critique.
Le perfonnage que Vous indiquez à Louis
XIV. vis à vis de M. de Làimin fiéroit par-
faitement à quelque Héros poétique.
D a . Ce
52 L. H. D A N C O U R T
Ce n'eft pas cependant que je voye comme
vous, des coups de canne bien appliqués k
M. de Lauvm par Louis XIV , rien n'étoit
plus aifé à ce grand Monarque que d'en don-
ner ; mais pour infpirer à fes peuples le ref-
pea qu'il éxigeoit d'eux pour la Nobleflcjil
en donnoit l'exemple & ne vouloit pas que ce
Corps illuftre eut à rougir du deshonneur
d'un de fes membres Le procédé de Louis
XIV. elt donc obfolumenr ie contraire de ce-
lui que vous lui reprochez: il enfeignoit par
là à tout le monde que la Noblefle eft fi ref-
pedable qu'il n'eft jamais permis qu'aux loix
de l'Etat de la punir de Tes désordres.
Si les caufes qui occafionnoient des duels
autrefois fi fréquens, ne fubfiftent plus, fi
les hommes ont reconnu qu'ils étoient des
fous de s'égorger pour des motifs auffi puéri-
les, que ceux qui donnoient lieu autrefois à
ces fortes de combats, c'eft un degré de fa-
ctefle acquis. Vous devriez vous en apperce-
voir, & ne pas vous élever fi fort contre
ceux qui fe contentent de fe battre 2.\i pre-
mier fang.
Ce n'eft pas comme vous le dites , qu'on
s'en impofe la condition j il n'y a pas un bra-
ve homme qui ne crût être taxé de lâcheté,
s'il en faifoit la propofition ; mais l'humanité
& la raifon ont gacrné dans le cœur des bra-
ves gens, de leur faire fentir que la plus gran-
de partie des raifons pour lefquelles le préju-
gé leur met l'épée à la main ne demandent
pas tout le fang d'un adverfaire j & c'eft par-
ce
AMr. ]. J. ROUSSEAU. 53
ce qu'ils ne font pas des hêtes féroces qu'Us
s'abîtiennent de le répandre. Ce qui auroit
coûté la vie à un homme autrefois , ne lui
coûte plus qu'un coup d'épée léger , lorfque
le hazard du combat a dirigé aitis heureufe-
ment la main de Ton adverfaire pour qu'il ne
foit pas mortel.
Si l'on a déjà fecoué à moitié le joug de
l'opinion , efpérons que la raifon achèvera
l'ouvrage, en fourniflant aux gens d'un vrai
courage des raifons de fê fouftraire à l'étour-
derie des faux braves.
Ne fermez point les yeux M. fur les pre-
miers efforts de nos Auteurs contre ce préjugé.
On a déjà fait une pièce intitulée le Powt
d"" honneur , cette pièce eli de Le Sage , elle jet-
te un fi grand ridicule fur la fauffe bravoure,
que vous ne pourriez que fouhaitter qu'on la
repréfente plus fouvent qu'on ne fait, fi elle
vous étoit plus connue. Elle eft traduite de
l'Efpagnol, nouvelle obfervation qui doit vous
défàbufer fiir les compte des Dramatiques.
Vous n'ignorez pas que la Nation Efpagno-
le eft celle qui a le plus abufé du point d'hon-
neur & qui en a le plus outré les maximes.
L'original eft de Dom Franc'ifco de Koxas , il
a pour titre en Efpagnol non ay am'igo para
Vamigo , il n^y a point d'ami four Pamù M. Le
Sage en a changé le titre parce que le point
d'honneur eft le mobile de toute l'intrigue.
Cette pièce ne paroit pas avoir eu un flic-
cès bien complet, lî l'on en juge par la né-
D 3 gligen-
54 L. H. D A N C O U R T
gligence des Comédiens de Paris à la repié-
ienter,. mais elle n'en eft pas moins propre à
prouver qus les Auteurs Dramatiques d'aucu-
ne nation ne ménagent pas tant les mœurs
de leur fiécle & de leur pais que vous voulez
vous le perfuader.
Vous connoiflêz la Double Imonftame de M.
de Marivaux : il ne traite pas dans cette piè-
ce les gens qui fe battent par honneur de bê-
tes féroces ^ mais pour les inllruire & s'en fai-
re écouter , il s'y prend bien plus joliment :
voyez la fcene 4me du troifiéme adle de cet-
te pièce entre Arlequin & un Seigneur qui
lui apporte des lettres de Nobleiïè.
Le Seigneur.
A regard du refte 5 comme je vous
ai dit, ayez de la Vertu , aimez l'honneur
plus que la vie, & vous ferez dans Pordre.
Arlequin.
Tout doucement : ces dernières obligations
là ne me plaifent pas tant que les autres. Pre-
mièrement il eft bon d'expliquer ce que c'eft
que cet honneur qu'on doit aimer plus que la
vie. Malapefte quel honneur 1
Le Seigneur.
Vous approuverez ce que cela veut dire ;
c'eft qu'il faut fe venger d'une injure , ou pé-
rir plutôt que de la fouffrir.
Arlequin.
Tout ce que vous m'avez dit n'eft donc
qu'un Coq-à-1'ane, car fi je fuis obligé d'être
généreux , il faut que je pardonne aux gens;
a
A Mr. J. J. ROUSSEAU. SS
fi je fuis obligé d'être méchant, il faut que
je les aflbmme. Comment donc faire pour
tuer le monde & le laifler vivre ?
Le Seigneur.
Vous ferez généreux & bon , quand on ne
vous infultera pas.
y^rîequm.
Je vous entends: il m'eft defîendu d'être
meilleur que les autres j & fi je rends le bien
pour le mal , je ferai donc un homme fans
honneur? Par la mardi la méchanceté n'efl
pas rare , ce n'étoit pas la peine de la recom-
mander tant. Voilà une vilaine invention !
Tenez 5 accommodons nous plutôt, quand on
me dira une grofTe injure, j'en repondrai une
autre , fi je fuis le plus fort : voulez vous me
laifTer vôtre marchandifè à ce prix là? dites
moi vôtre dernier mot.
Le Seigneur.
Une injure répondue à une injure ne fuffit
point , cela ne peut fè laver , s'effacer que par
le fang de vôtre ennemi ou le vôtre.
Jlrîequin,
Que la tache y refle ; vous parlez du fang ,
comme fi c'étoit de l'eau de la rivière. Je
vous rends vôtre paquet de NoblefTe , mon
honneur n'eft pas fait pour être noble , il efl
trop raifbnnable pour cela. Bonjour.
Le Seigneur.
Vous n'y fongez pas.
Arlequin.
_ Sans complimens reprenez vôtre zfhire.
D4 Le
56 L. H. D A N C O U R T
Le Seigneur,
Gardez le toujours , vous vous ajufterez
avec le Prince, on n'y regardera pas de fi
près avec vous.
Arlequin les reprenant.
Il faudra donc qu'il me figne un contra6l
comme quoi je ferai éxemt de me faire tuer
par mon prochain pour le faire repentir de fon
impertinence avec moi.
Le Seigneur.
A la bonne heure, vous ferez vos conven-
tions. Adieu , je fuis vôtre Serviteur.
Arlequin,
Et moi le vôtre.
Qu'en dites vous M. peut on attaquer le
point d'honneur avec plus de force & plus
d'énergie , cela re vaut il pas mieux que des
invedives; & M. de Marivaux ne vous prou-
ve-t~il pas bien qu on peut être un grand Phi-
lofophe, un excellent critique fans être info-
lent. Rappeliez vous encore la pièce de M.
Fan;an , intitulée les Originaux , dans laquelle
on inftruit un jeune homme des périls aux-
quels tous les vices expofent par le malheur
des vicieux, qu'on fait paflcr en revue devant
lui. La fcene d'un jeune homme d'un ca-
raélere doux & bienfaifànt qui cependant em-
porté par les fumées du vin, vient de jettcr
Une affiette au vifage d'un de fcs meilleurs
amis, contient des réflexions & en fait fai-
re de lî fenfées à tous ceux qui Pécoutent
ou qui la lifent , qu'on peut préfumer que
des
A Mr. J. ]. ROUSSEAU. J;
des {cènes dans ce goût & deftinées à la mê-
me critique feroient une impreffion très utile
dans le cœur de nos ferrailleurs étourdis.
M. GrelTet n'a pas cru s'expofer à la mau-
vaife humeur du Public , en faifant entendre
ces beaux vers dans la Tragédie d'jidouard III.
Sçavoir fouffrir la vie & voir venir la mort,
C'eft le devoir du Sage , & ce fera mon fort.
Le défefpoir n'eft point d'un ame nragna-
nime ,
Souvent il eft foibleiTe & toujours il ell:
crime.
La vie eft un dépôt confié par le Ciel ,
Ofer en difpofer , o'eft être criminel,
Du monde où m'a placé la fageife immor-
telle ,
J'attends que dans Ton fein Ton ordre me rap-
pelle.
N'outrons point les vertus par la férocité :
Relions dans la nature 5c dans l'humanité :
Quoi de plus contraire aux maximes ou-
trées du point d'honneur que ces vers: ce-
pendant ils ont été applaudis & admirés ^ û
vous en doutez , informez vous en. Ces ap-
plaudiflèmens ferviront encore à vous convain-
cre qu'on peut mettre fans péril un Stoï-
cien, fi vous n'en reconnoifi^ez pas un dans
ÏVorceftre.
Dans Arlequin fauvage, la fcene du Capi-
taine qui efi: prêt à fe couper la gorge avec
fon ami devenu par hazard fon rival , n'ed
D 5 elle
58 L. H. D A N C O U R T
elle pas une excellente critique de la bra-
voure mal employée? Le Public trouve-t-il
mauvais que ces deux amis ou plutôt ces
deux Rivaux fe rendent aux bonnes raifons
d'Arlequin & abandonnent le projet de fe
couper la gorge.
Iles fiffle-t-on quand ils difent unaniment:
^ous ferions plus fauvages qu Arlequin fi nous ne
nous rendions à fes reflemns ? En voilà fans
doute afîes pour vous prouver qu'on peut
attaquer la fauffe bravoure fur la fcene fans
îndirpofer le Public & fans choquer les
mœurs.
Permettez moi M. de n'être ni de l'avis
de Diogene Laërce ni de celui de l'Abbé
Dubos.
Ce n'eit pas comme le penfè le premier,
que des maus feints f oient plus capables d^ émou-
voir y que des maux viritahks.
Ce n'eft pas comme le penfè le fécond , ^le
h Poëte ne nous afflige qiC autant quil nous plaît»
Le iêntiment de compafiion que nous é-
prouvons eft comme vous le penfez , un fen-
timent involontaire excité dans nous par l'a-
dreflè de l'Auteur qui nousote le pouvoir d'y
réfifter. Un habile Dramatique a force d'é-
tudier la nature du coeur humain, en con-
noît tous les refforts j il fait les ajufter , les réu-
nir, & ralîembler leurs forces, pour en augmen-
ter la puifiance. Il eft certain que nous ne feront
pas toujours fi fenfiblement émus par la nature
que par l'art , parce que la nature n'eft pas ac-
compagnée toujours de l'affemblage de ces ex-
prc{^
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 5-9
prenions touchantes & de ces traits pénétrans
que l'art emprunte d'elle, mais qu'il raflèm-
ble & multiplie pour opérer de plus grands
eiFets. C'eft ainfi que l'art à force de nous
émouvoir établit en nous par l'habitude d'ê-
tre remués, une dispofition à l'être plus fa-
cilement & quiconque fréquentera les fpeéla-
cles , ne peut qu'accoutumer fon cœur à fe
laifler toucher en faveur des honnêtes gens
infortunés , & concevoir une horreur plus
forte pour l'injuftice, la tyrannie &les autres
vices qui les perfécutent. Les loix félon vous
n*ont nul accès au Théâtre , & moi , je dis
au contraire que fans le pouvoir des loix nous
ferions encore fpeélateurs de ces profanations
où l'indécence & l'impureté s'uniffoient aux
matières les plus faintcs & les plus fublimes.
l'Hiftoire du Théâtre François vous prouve
que les désordres qui accompagnoient ces re-
pré(êntions ont été abolis par les loix de l'E-
glife & par l'autorité des Magiftrats. Il eft
réfulté du pouvoir des loix que le vice à été
contraint d'abandonner la fcene& que les Au-
teurs Dramatiques n'ont plus eu de relTour-
ce que d'y faire paroître la Vertu.
Le Public prend aujourd'hui tant de plai-
fir à l'y voir que ce feroit lui faire une inju-
re grosfiere que de lui remettre fous les yeux
les abfurdités faintes di les impudicités que des
fpe6lateurs imbéciles admiroient jadis de fî
bonne foi. Vous prétendez que les nueés
<i'Ariftophane furent caufe de la mort de So-
crate ; ce ne fut cependant que vingt trois ans
après
<5o L. H. D A N C O U R T
après la repréfentation de cette pièce que So-
crate but la ligue.
Mais en fuppofant que cette pièce fut la
feule caufe qui détermina fes Concitoyens à
Je condamner, il n'en eft pas moins vrai , que
s'il y eut eu à Athènes la même police qu'à
Paris, Socrate n'eut pas été la vi(5lime de cet-
te pièce. On ne fouffre point à Paris qu'à
l'exemple des Giecs on prenne le masque oc
les habits des perfonnes qu'on voudroit tour-
ner en ridicule, ou ne fouffre point qu'on y
nomme les gens par leur nom & qu'on leur
dife des injures en face : on eft fâché d'avoir
à reprocher à Molière d'avoir pris le Chapeau
la Perruque & l'Habit de Ménage pour faire
connoître que c'étoit lui qu'il jouoit dans le
rôle de Vadhts.
Les Comédiens leroient expofés aujourd'hui
à toute la rigeur de la Police, s'ils s'avifoient
d'employer les mêmes moyens pour mortifier
quelqu'un.
Voilà M. ce que les loix ont corrigé fur la
fcene: elles y peuvent donc quelque chofe,
puis qu'en ne permettant qu'à la Vertu d'y
paroitre, elles en ont banni le Vice, puis
qu'en n'y fouffrant qu'une critique générale
des iPiOeurs , elles mettent les particuliers à
couvert , de la fatire des Auteurs & de la ma-
lice des Comédiens. Rappeliez vous ces vers de
Despréaux il juftifient tout ce que je vous
dis là.
Des fuccès fortunés du fpeé^acle tragique.
Dans Athènes naquit la Comédie antique.
Là
A. Mr. J. J. ROUSSEAU. 6s
Là le Grec né moqueur par mille Jeux plai-
fans
Diftilla le venin de (es traits médifans.
Aux accès infolens d'une bouffonne joye ,
La fagefîe , Pefprit , l'honneur furent en proye,
On vit par le Public un Poëte avoué
S'enrichir aux dépens du mérite joué.
Et Socrate par lui dans un Choeur de Niices
D'un vil amas de peuple attirer les huées ,
Enfin de la licence on arrêta le cours,
Le Magiftrat des loix emprunta le fêcours ,
Et rendant par édit lesPoëtes plus fages
Deffendit de marquer les noms ni les viiâges,
Le Théâtre perdit Ton antique fureur ,
La Comédie apprit à rire fans aigreur :
Sans fiel & fans venin fçut inftruire & repren-
dre,
Et plut innocemment dans les vers de mé-
nandre.
C'efl: la même chofè que la Police a ^pro-
duit à Paris , elle a profcrit les f\tyres atro-
ces d'Ariftophane & n'y fouffre plus que la
fage critique deMénandre.
Ceft le Public^ dites vous, qui fait la loi ait
Théâtre ^ non pas le 'Théâtre qui la fait au Pit-
hlic; quoi déplus jufte & de pluslènfé: n'eft
ce pas au goût général , que les particuliers
raisonnables doivent fe fou mettre? ,, ISon,
„ direz vous en ftile Cinique, il convient
5, d'être feul de fon parti , quand on eft feul
„ raiionnable ;" j'en conviens mais quand
- le Public eft fage , il eft beau fans doute d'ê-
tre
6z L. H. i) A N C O U R T
tre de l'avis du Public. Or nos Auteurs veu-
lent plaire , ils doivent s'aflujettir à fon goût:
ce n'eft donc qu'après avoir reconnu ce goût
qu^ils fe permettent de lui donner des pièces
qui refpirent la Vertu.
Le Public applaudit ces pièces, donc il a
de goût pour la Vertu , donc les Auteurs font
bien & très bien de fe foumettre à ce goût &
de recevoir la loi du Public.
Ne craignez point au refte qu'à Pexem-
ple de Néron nos fages Magiftrats faiîent
égorger ceux des {pe(5tateurs qui ne fe plai-
ront pas à des pièces trop fages : Cette apo-
ftrophe au plus affreux des Tyrans ne juftifie
ni vôtre opinion à Pégard de la foibleffe des
loix contre les abus du fpeâiacle ni le re-
proche que vous faites aux Adeurs de PO-
pera de Paris , de vous avoir voulu quelque
mal.
N'eft-il pas bien naturel, de ne pas ai-
mer quelqu'un qui fait ce qu'il peut pour
avilir nos talens , qui s'efforce ainfi de nous
ôter les moyens de fubfifter? Eft il bien
généreux à vous de déprimer des gens qui
par leur habileté particulière ont fait valoir
un de vos ouvrages beaucoup plus que vous
ne deviez naturellement l'espérer, qui par
les charmes de leur adion & la délicatelîe
de leur chant ont fait monter aux nues un
petit Poëme très froid, une mufique plei-
ne de traits communs, qui peut-être eut été
reléguée , promptement du Théâtre au Pont
neuf^ fi les Jeliotte & les fel n'avoient fçu les
cm-
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 63
embellir d'ornemens tirés de leur propre fond.
La preuve de ce que je dis réfultera de l'ex-
périence, tirez vôtre mufique de la bouche
de ces gens là, vous verrez ce qu'elle devien-
dra. Vôtre ingratitude devoit donc néceflai-
rement révolter des gens à qui vous aviez tant
d'obligation. Des Chanteurs habitués avoir le
Public en larmes quand ils peignent par leur
chant la tendreireouledéfefpoir dans les Tra-
gédies, qui par la naïveté , le goût& la légè-
reté de leurs fons portent la joye la plus
vive ou la délicateffe la plus pure du fenti-
ment dans l'ame des fpeétateurs , lorfqu'ils
chantent des Pailorales ou des Poèmes comi-
ques , ont ils pu lire avec plaifir un gros
livre pour prouver qu'ils n'étoient capables
de rien , & que le Public étoit imbécile de
fe laifîer toucher?
Ce fêroit ici le lieu peut-être de vous fai-
re part de mes réflexions fur vôtre mauvaife
critique de la Mufique Françoifè & d'atta-
quer vôtre préjugé ridicule pour la Mufique
Italienne, mais comme l'objet occafionneroit
une trop longue digreflion , j'aime mieux la
renvoyer à la fin de cet ouvrage pour ne
point imiter vôtre défordre & fautiller d'un
objet à l'autre comme vous faites. Je reviens
donc ^. ce qui concerne le fpecflacle de la
Comédie & pour mieux vous convaincre
qu'il eft bon en lui même, je vais maintenant
diflinguer les objets que j'ai confondus juf^
qu'à préfent 5c co^nmencer par la Tragédie.
CHA-
64 L. H. D A N C O U R T
CHAPITRE IL
De la Tragédie,
Le Théâtre rend la Vertu aimable , c'eft ce
que les Auteui s Dramatiques & bien des
fages penlênt unanimement: mais cet avan-
tage ne vous étonne point, ce n'eft pas fé-
lon vous opérer un grand prodige , la natu-
re & la raifon Topèrent avant la Sene \ diftin-
çuons, s'il vons plait. Si tous les hommes
étoient fages naturellement rien de plus inu-
tile , j'en conviens , que le Théâtre j rien de
plus inutile que tous les écrits des Pères, que
l'Evangile même : mais fi la plupart des
hommes ne font rien moins que fages , & que
leur conduite & leurs mœurs prouvent que
la nature & la raifon ne leur ont pas encore
fait trouver la Vertu ailés aimable, pour n'a-
voir pas befoin de peintres qui leur en fas-
fent remarquer les attraits : fi la vue de ces
peintures les porte à faire plus d'attention à
l'original , comme le portrait d'une jolie fem-
me fait défirer d'en connoître le modèle à
ceux qui ne l'ont pas vue ; il eft donc pro-
bable que le Théâtre peut opérer les mêmes
effets & que le coloris agréable qu'il prête
aux charmes de la Vertu altérées quelque fois
par les pinceaux aufteres des Pafleurs ou des
JPhilofophes , peut faire défuer de la connoî-
tre & de la pratiquer. Or on voit fouvent au
Théâtre combien la Vertu paroit aimable à
tel
A Mr. J. ]. ROUSSEAU. 6$
tel qu'on n'auroit pas foupçonné d^être iên-
fibleà fcs charmes, n'eft ce pas opérer le pro-
dige que la nature & la raifon n'ont pu fai-
re? J'ai vu tel jeune homme que les exhorta-
tions & les larmes de Ton père ne pouvoient
rappeller de fbn égarement, laifferlui même
couler des pleurs lorsque dans VEnfant pro'
digne Euphémon embralTe Ton fils repen-
tant & que les larmes de la tendrefle pater-
nelle & de la joye effacent celles delà douleur
fîir les joues de ce père vénérable.
Parmi tant de jeunes gens libertins parmi
tant de jeunes prodigues que nul respe(5l hu-
main, que ni devoir ni raifon, ni les cha-
grins de leur famille ne peuvent rappeller au
bien , foyez convaincu M. qu'il n'en eft pas
un feul, qui voyant repréfenter cette pièce ,
ne partage au moins dans ce moment le re-
pentir d'Euphémon fils & qui ne foit alors
du parti de la Vertu. Que préfumer de là,
fi non , que fi ces libertins & ces fils dénatu-
rés venoient fouvent aux fpeélacîes , s'ils pre-
noient plaifir pendant deux heures par jour à
entendre la langage de la Vertu, (i l'onpou-
voit les habituer à venir fouvent fe convain-
cre de fes avantages dans nos Tragédies, l'a-
mour naturel que vous leur fuppofez pour la
Vertu deviendroit plus efficace. On aime la
Vertu dites-vous, je le nie, fi on l'aimoit on
la fuivroit : rien n'eft plus (impie & plus na-
turel ; mais ajoutez-vous, on ne l'aime que
j^ans les autres ^ eft ce donc là l'aimer? Ceft
comme fi l'on difoit qu'un voleur de grand
E che-
6(5 L. H. D A N C O U R T
chemin aime beaucoup un voyageur parce
qu'il lui fouhaitte beaucoup d'argent pour en
avoir plus à lui voler : mais lorsque je vois
un cœur endurci contre la tendreffe & lamo-
ifale d'un père, contre les larmes & lescares-
ifès d'une iTjere , s'amollir au fpeftacle &
fe laifler pénétrer du langage de la Vertu ;
je fuis convaincu que la fcene la rend aima-
bïe, & que c'eft un moyen des plus lurs
pour opérer la converfion démon jeune hom-
me. 11 n'aimoit furement pas la Vertu &: voilà
tout à coup qu'on la lui fait aimer, & qu'on
le force à pleurer pour elle, fondez foncœur
dans ce moment , vous verrez qui des deux y
triomphe, ou du Vice ou delà Vertu.
Je doute que tout homme à qui Von expofera
d\ivame les crimes de Phèdre ^ de Médee , ne
les déîefte plus encore au commencement qu'^à la
fin de la fike: mais vous avez bien raifon. Si
je dis fimplemicnt à cet homme: „ Phèdre ell"
une Marâtre qui perfécute cruellement le
^, fils defonmari, jusqu'au moment qu'elle
,, en devient éperdument amoureufè; fa dé-
„ ckration n'excite que l'indignation & l'hor-
„ rcur de la partd'Hypolite, la rage,]ahon-
, te & la jaloufie la portent à l'accufer au-
, près de Théfée du crime dont elle eft cou-
„ pable elle même Thélee dans le premier
moment dévoue fon fils à la vengeance des
„ Dieux & ce fils en devient la vidime ; ^^ il
eft certain que fur une pareille expofîtion tout
homme tant foit peu raifcnnable & vertueux
frémira d'horreur & regardera Phèdre com-
me
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 67
me un monftre abominable: mais il changera
d'avis après la repréfentation , parce qu'il
verra dans Phèdre une femme malheureufe
par fa paffion, & chez qui la Vertu eft pres-
qu'auffi puiflante que le Vice: elle eft jufti-
fiée de la perfécution qu'elle a fait efluyer à
Hypolite par ces vers où respire la Vertu.
Toi même en ton esprit rappelle le pafle.
C'eft peu de t'a voir fui, cruel, je t'ai chaffé,'
J'ai voulu te paroître odieufe inhumaine.
Pour mieux te refifter j'ai recherché ta haine.
Digne fils du Héros qui t'a donné le jour.
Délivre l'univers d'un monftre qui t'irrite,
La Veuve de Théfée ofe aimer Hypolite,
Crois moi , ce monftre affreux ne doit point
t'échapper.
Voilà mon cœur, c'eft là que ta main doit
frapper.
Impatient déjà d'expier fon ofFenfe
Au devant de ton bras, je le fens qui s'a-
vance
Trappe. &c.
Ce n'eft point Phèdre direaement, c'eft
Oenone fa confidente qui conduit la malheu-
reufe intrigue qui caufe la mort d'x4ypoli-
te, en un mot fi l'on fentde l'horreur pour
le crim.e de Phèdre , elle force en même
tems le Spedateur d'aimer fes remords & k
vertu à l'exemple de ce Prélat fi célèbre par
les charmes de fon éloquence, par la pro-
E 2 fOH'
68 L. H. D A N C O U R T
fondeur de fou favoir & par l'éclat de fes
veitus ; Phèdre , difoit il , toute imejtueufe
qu'elle eft me fiait par fa vertu.
Remarquez s'il vous plaît, que le Vice ne
craone rien à l'intérêt qu'on prend pour
?*hédre, la vertu de celle ci augmente au con-
traire l'exécration qu'Oenone mérite d'un
bout à l'autre de la pièce.
Que de vérités cette Tragédie ne met elle
pas au jour! Primo que Von doit fuir foi-
gneufement l'occafion & ne jamais préfumer
de fes forces : fecimdb que la prévention des
Juges fait la perte des innocen?. 'Tertio , que
les flatteurs font le prèfent le plus funefte qu'ait
jamais fait au Rois la colère celefte. Un ou-
vrage qui développe & prouve trois ventés de
cette importance, ne mérite-t-ilpas bien d'ê-
tre écouté ? Et ne conviendrez vous par M.
que c'eli un efîét du pouvoir de la Vertu que
la pitié que l'on conçoit pour Phèdre quon
haïffoit fi fort avant que de la m.ieux connoîlre.
Il s'en faut bien que Médée opère le mê-
me effet, quoique l'inconftance de fop mari
femble en quelque façon juftifier fa furie com-
me elle ne penfe gueres à la Vertu , j'ai tou-
iours entendu dire de Médée: lamiàanîefem-
me\ au lieu que de Phèdre on dit, la pauvre
femme ! ,
La fource de Vintcrêt qui mus attache a ce
qui eft hmnête &tJ0us infpire de Vaverfwn pour
le mal eft en nous &non dans les pièces -.l'amour
du beau eft un fentiment auffi naturel au cœur
humain^ que Vamour de foi- même.
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 6$
La belle découverte que vous faites làî
C'ert comme fi vous difiez -.laraifon qui nous
fait trouver un tableau admirable eft en nous
& non pas dans le tableau. Il faut avoir des
yeux pour pouvoir Fadmirer : car fans yeux
on ne l'admirera pas , de même il faut avoir
un cœur pour fentir & apprécier la Veitu,
car fans un cœur fenfible& dispofé à la trou-
ver belle 5 on en feroit envain le portrait le
plus flatteur & le plus flatté.
Le grave Murait ni vous n'avez entendu
félon moi ce paiîaged'Ariftote. Comedia emm
détériores , ^ragedia meliores quam nunc funî
jmitari conantur.
Voilà comme je crois qu'il doit être expli-
qué & entendu , car la Tragédie doit rcpré-
lènter les hommes comme meilleurs, & la
Comédie comme plus vicieux qu'ils ne font
ordinairement , ou qu'ils ne le feroient dans
le tems préfixe qu'ils occupent la fcene. C'elt
un précepte par lequel Ariftote prescrit aux
Auteurs Dramatiques de préférer la vraifem-
blance à la vérité , & c'eft la même cholê
que je vous ai dit ci-deffus. Détériores ^ ou
Meliores n'expriment que la charge que l'on
doit donner aux c«ra6leres pour les faire res-
fortir d'avantage. Si l'on peint un vicieux ,
on doit multiplier hîc ^ nunc les fituations
les plus capables de faire fortir fon caraélere
& de le rendre odieux , fie nunc deterior erit.
On doit faire la même chofe par raport aux
Héros qu'on veut repiéfenter & leur faire faire
dans l'espace de tems qu'ils font en fcene,
E 3 plus
70 L. H. D A N C O U R T
plus de belles avions, & dire plus de belles cho-
fës qu'il n'eft probable qu'ils n'en feroient &
qu'ils n'en dîroient dans le court espace de
tems qu'ils occupent la fcene. Sk imnc melio-
res erunt. Voilà comme le*s hommes en un
mot doivent être peints au Théâtre, ^^/mo-
res vel meUores quam mine f mit ^ pkis méchans
ou p'us vertueux qu à leur ordinaire.
On me dira que dans ces puces le crime efl tou-
jours puni f^Li Vertu toujours recotnpenjée. Je
réponds que quand cela fer oit , la plupart des ac-
tions tragiques n\tant que de pures fables ^ des
évenemens qwon fait être de P invention du Poète ,
re font pas une grande imprej/ion fur les Specta-
teur s.
Il ne falloit ^2iSÔ\xt furies Spe^ateur s .^xn^Às
dire fur nioi^ & ne pas conclure de vôtre in-
lenfîbilité fmguliere que tous les Spedateurs
foient infenfibles: vôtre allégation d'ailleurs
eft faufTe. Les fujets de nos Tragédies font
ordinairement puifés dans l'Hiftoire, les Au-
teurs fe font une loi de respeder les faits at-
teftés , & loin que le Spedateur dans les cir-
conftances inventées s'amufe à réfléchir que
ce font des fables, les larmes que l'Adeurlui
arrache prouvent ailés qu'il eft frappé du ta-
bleau comme il le feroit de l'original. Vice ou
njerîu , qii^importe dites vous ; mais il importe
beaucoup : il n'eft pas du tout indifférent de
faii-e iriompher la Vertu ou de punir le Vice.
j ^âvoî ë qu'un attachement trop rigoureux à
«•;tte règle auroit banni du Théâtre des fujets
•^aaiment tragiques, tels que Britannicus, A-
trée
A Mr.]. ]. ROUSSEAI5 71.
trée & Mahomet: mais je remarque en mê-
me tems, que Néron & les deux 'autrçsmon-
ftres ci defliis ne gagnent rien à leur triom-
phe , qu'une horreur plus grande de la part
des Spedateurs; je le prouverai bientôt. Re-
venons.
^eï jiigenwnt porterons mus d'une uragédie ,
hien que les criminels f oient punis , ils nous font
repréfentès jous un.aspe^ fi favorable que tous
P intérêt eft pour eux^ où Ca*vn le plus, grand de s
humains fait le rôle d'un pédant , oà Qccron le
fauveur de la PJpublique efl nient rc conimeunyil
rhéteur^ un lâche ^ tandié- que ï infâme Catiiina
couvert de crimes quon n^oferoit nommer , prêt
d'' égorger tous fes Magiflrats S àe rêdake fa Pa-.
trié en cendres , fait le réle d'un grand homme ,
^ réunit par fa fermeté , fes talens ^fon coura-
ge ^ toute Peftime des Spectateurs Qfc.
. Avec quelles lunettes avez vous donc vu cela,
çft ce dans la pièce de M. deCrebihon ou dans
celle de M. de Voltaire, eft ce dans toutes
les deux? Il falloit vous expliquer. Dans cellç
de M. de Crebillon les gens fans humeur
voyent un Scélérat fublime peint telqu'étoit
Catilina, & qu'il faudroit peindic un Crom-
wel: car les Scélérats ont leur Z'c^Voj" comme le?
gens vertueux. N'e(l-ll pas vrai que Cartouche
n'eft comparable dans^ l'étendue de les vûe^
& de fes projets ni à Catilina ni à Crom*
wel ; ce miférable cependant ocçupoit un de-
gré fupérieur parmi les Scélérats de fà clasr
le, ce qui a fait dire à le Grand, cesdeui^
vers dans le Poëme héroï-comique dont
£^4 il
7i L. H. D A N C O U R T
il a honnoré afTés mal à propos la mémoi-
re de ce coquin.
Heureux fi f on grand cœur dHefiant Pinju/tice ,
Eut fait pour la Vertu ce qu'il fit four le Vice !
Loin donc que conformément à l'hiftoirc
M. de Crebillon ait eu tort de repréfentcr
Catilina éloquent, ferme & courageux , ceft
au contraire par l'abus de ces grandes quali-
tés qui ne font pas des vertus , qu'il cherche
à le rendre, & qu'il le rend en effet plus
odieux aux Spectateurs Brutus dans la mort
de Céfar , reproche à celui-ci jusques à fes
vertus
^i de fes attentats font en lui des complices*
Si l'on admire le courage de Catilina quand
il entre au Sénat, le Speélateurbien inftruit
qu'il va mentir , ne voit en lui qu'un Scélé-
rat déteftable qui abufe de Ton éloquence,
pour perfuader tout ce qui peut opérer le ra-
vage de Rome, la hauteur & l'infolencequ'il
affe(5le & qui fuspendent l'arrêt de fa mort ,
font regreter qu'il nefoitpas prononcé. C'eil
moins du courage qu'il montre alors que l'ef-
fonterie du Vice qui n'a plus de reflburce
que l'impudence. Ce n'efl point la grandeur
d'ame qui le porte à fê donner la mort , c'eil
le défespoir, c'eit la rage de n'avoir pasréus-
fi dans fon affreux projet, fituation de Ton
cœur qu'il peint fi bien dans les derniers vers
qu'il prononce en faifant encore un effort
pour poignarder quelqu'une
Cruels 3
A Mr. ]. ]. ROUSSEAU. 73
Cruels, qui redoublez l'horreur qui m'en-
vironne,
Qu'heureufement pour vous la force m'a-
bandonne
Mais croyez qu'en mourant mon cœur n'eft
point changé.
Qui voudroit il affaffiner , ce prétendu grand
homme? Tullie l'époufe la plus vertueufc &
la plus eftimable, le pcre de cette m.ême fem-
me & tout le Sénat.
Caton que vous croyez un pédant a pour-
tant été trouvé tel que l'hiftoire nous le peint,
un vertueux féroce. Je ne m'amuferai pas à
Je jultifier , je vous fomme feulement de la
part du Public de trouver dans fon rôle un
feul vers qui fente le pédant. Qiiant à Cice-
ron que vous qualifiez de vil rhéteur, où
trouvez vous donc qu'il le foit? Vil rhéteur
répond à peu prés à ce qu'on nomme en bon
Fran<^ois un bavard ennuveux. Pouvez vous
io-norcr cela? Vôtre goût s'accorde bien mal
avec celui de nos critiques qui font reconnus
pour en avoir beaucoup : ils reprochent à M.
de Crebillon , de n'avoir pas au contraire as-
fés fait parler Cicéron, je ferois entièrement
de leur avis, û je ne fa vois gré à cet Auteur
d'avoir fait faire de grandes chofes au Con-
ful, au lieu de lui en faire dire, fur-tout dans
le moment qu'il a choifi pour fon aCiion.
Voilà des afïaffi nais commis, des avis effray-
ants reçus, il n'eft plus queflion de pérorer,
l'incendie menace Rome, il laut étemdre les
K 5 -flam'
74 L. H. D A N C O U R T
flambeaux déjà tournés contre elle pour kré-
duire en cendres , il faut donc agir. Ciceron
agit en effet en Conful habile, en Miniftre
prudent, en politique éclairé; voilà ce que
des connoiffeurs ont trouvé , ce que des cri-
tiques fevercs ont applaudi. Vous êtes le pre-
mier qui ayez la gloire d'avoir vu dans ce
perfônnage un vil Rhéteur, mais vous êtes
habitué à voir par-tout ce que perfonne n'y
a vu, n'y voit & n'y verra jamais: félicitez
vous donc feu! aulfi de ce bienfait des Cieux.
Le /avoir , V esprit , le courage ont feuls nôtre
admiration , ^ toi douce £5* tnodefte Vertu , tu
rejies toujours fans honneur.
A vous entendre gémir de la forte, qui ne
eroiroit que vous venez de dire des vérités
inutilemicnt démontiées,qui ne eroiroit que
vous en allez dire de nouvelles, & qu'elles
auront un fort plus heureux.? Avec un peu
de réflexion pourriez vous l'espérer P
Alrèe ^ Mahomet joiiiffsnt de leurs forfaits
s^en vantent , & vous ne voyez pas de quoi
feut profiter aux Speciatenrs , une Pièce ou ce vers.
Et je jouis enfin du prix de mes forfaits.
Eftmis en exemple. ]QZïo\sh]tu que vous ne
le voyez pas vous , qui ne voulez jamais re-
garder que l'envers des chofés qu'on vous
montre.
IS'avez vous jamais vu, dites moi, con-
duire un criminel au fuplice, n'avez vous
pas remarqué le fentiment de pitié , dont la
plupart de ceux qui le voyent aller à la mort ,
font pénétrés, c'eft que ce u'eft plus là le
mo-
A. Mr. J. J. ROUSSEAU. 77
moment de l'équité. La compaffion feule elt
la maitreffe de toute ame fenfible en pareil
cas. On voniit des imprécations contre l'exé-
cuteur & l'on a plus d'un exemple que fans
autre intérêt, des étourdis, quoique bien in-
ftruits des crimes du patient, ont eu la té-
mérité de détourner de deffus fâ tête le glaive
delajuftice: d'où vient ce fentiment? C'ell
qu'alors on ne voit que le malheur du crimi-
nel , & qu'on ne voit pas Ton crime. Ivlais
quel horreur n'aura-t-on pas pour un Scélé-
rat protégé ou puiiïant, qui après s'être im-
punément fouillé de tous les crimes , aura
néanmoins été ailés bien fervi en Cour pour
en fortir blanc & net , & pour obtenir même
un pofte éclatant du haut du quel il infulte-
roit à la probité , braveroit les loix , oppri-
meroit les foibles &}es innocensiun tel hom-
me fèroit d'autant plus odieux à tout le mon-
de qu'il jouïroit tranquilementde fes forfaits,
& qu'il feroit heureux au fein du crime, ceux
qui fe feroient attendris pour lui en le voyant
conduire au fupplice, deviendroient eux mê-
mes fes bouireaux, au moment qu'ils le
voyent heureux.
Les crrands Auteurs qui fçavent cela ne ris-
quent donc rien de violer avec difcernement
la règle établie de faire triompher la Vertu &
de punir le Vice, parce qu'ils s'impofent alors
celle de rendre leur perfonnage (i odieux , qu'il,
réfulte de fa félicité une horreur plus vive
pour les crimes qui la lui ont procurée.
Voilà ce que d'habiles gens, des connoif-
fcurs
76 L. H. D A M C O U R T
fêurs délicats remarquent au premier coup
d'œil j au lieu que mus autres petits Auteurs ,
en voulant cenfurer les tait scie nos maîtres^ mus
y relevons par étourdene mille fautes qui font des
beautés pour les hommes de jugement.
C'eft donc vôtre faute ce n'avoir pas fenti
pourquoi M. de Cribillon a confervé au ca-
ractère d'Atrée toute la noirceur qu'il a trou-
vée dans l'original Grec à très peu de choie
près , c'eft vôtre faute de n'avoir pas fenti
pourquoi ce Sophocle François a mis dans la
bouche de cemonftre ce vers terrible qui vous
révolte fi fort: c'eft vôtre faute enfin de ne
pas favoir que plus un Scélérat eft heureux
plus il eft en horreur à tous ceux qui le con-
noifient.
Un des motifs qui fait que les Comédiens
jouent rarement cette pièce c'eft qu'ils favent
que la pltjpart des Spedatcurs font révoltes fi
fort de l'horrible cruauté d'Atrée qu'ils ne
peuvent que rarement foutenir une féconde
reprélcntation de cette pièce.
Permettez moi de vous raconter un fait
qui quoiquafles comique vous fera juger de '
l'effet que cette excellente l'ragéiie eft capa-
ble de produire , tout Marfeille vous en at-
teftera la vérité ,
Et vous entendrez là le cris de la nature.
Un Capitaine de Vaifieau qui n'avoit ja-
mais vu de fpeétacle, fut entraîné par fes
amis à la Comédie, on y jouoit Atrée, nô-
tre homme ébloui par des objets tout nori-
veaux pour lui , oubliant que c'étoit une fa-
ble
A Mr. J. ]. ROUSSEAU. 77
Me qu'il voyoit repréfenter , lorfqu^il enten-
dit Atrée prononcer ce vers qui vous choque
û fort & par lequel il s'applaudit du fuccès de
Tes crimes , nôtre ho- me dis- je , fe leva tout
à coup avec fureur en criant: donnez moïmon
fufil que je tué ce B. là.
Vous jugez bien qu'une pareille fcene fit
oublier la cataftrophe à tous les autres Spec-
tateurs & que bien en prit aux Adeurs que
le vers qui mettoit le Capitaine en fureur
étoit le dernier de la pièce , car ils auroient
eu peine à reprendre leur férieux après une
pareille faillie.
11 faut peut-être des exemples plus gé^
néraux pour vous convaincre. Allez M.
à la Comédie la première fois qu'on jouera
cette pièce, ne vous occupez nullement du
tes dont ils honnorent Atrée prefqi
que vers qu'il prononce, de l'eiret que pro-
duit en eux fon caraélere.
je vous réponds que vous fortirez du fpec-
tacle bien convaincu , que perfonne ne croit
devoir reffembler à Atrée parce que ce mon-
^xe jouit du prix de fes forfaits.
S'il vous faut abfolument cette expérience
pour juftifier M. de Crebijlon dans vôtre ef-
prit, il fera peut-être plus aifé de juftifier M.
de Voltaire, vous paroiiTez un peu plus de
fes amis, ou plutôt vous feignez de l'être.
Quatre goûtes d'encre de fa plume barbouil-
lent
78 L. H. D A N C O U R T
lent, effacent, anéantiffent pour jamais un
Volume de vos fophJ;mes.
La petite lettre qu'il vous a écrit a furieu-
fement dîminué la réputation de vôtre long
difcours fur limgaUtè des conditions. C'eildonc
un homme à ménager que M. de Voltaire,
quoiqu'il ne vous ait rendu d'autres fervices
que de vous éclairer malgré vous , fi vous étiez
aveugle de bonne foi.
M. de Crebillon toujours pacifique 3: con-
tent de fa réputation, Jaifie la Critique aller
fon train, fur que vous n'ébranlerez pas fon
Stojcifme, vous appuyez un peu plus effron-
tément fur fbn compte.
Je le connois par quelques uns de fes amis,
je ne l'ai vu qu'une feule fois pour en rece-
voir une réprimande, & vous faurez bientôt
pourquoi , cette réprimande n'a fait qu'ajou-
ter à l'eflime que j'ai conçue pour lui & que
tous les honnêtes gens lui doivent. Je fuis
donc bien éloigné d'attaquer fes ouvrages fous
prétexte du bien public, & n'efc il pas hon-
teux pour un Philofophe comme vous, qu'un
Comédien lui donne l'exemple de la probité:
quand bien même les Ouvrages de M. de Cre-
billon ferolent fuîreptibles de la oroffiere fa-
tire que vous en faites, étoit-ce à'vous de la
faire p
_ Vous n^avez. jamah r.û qu'une fois P/niteur
d'Jtrée^deCalilma., £f ce fut four en recevoir
imfervice: vous ejtimezfong'nie ççfvo-'s reffec-
t.ez fa vieiUeJje j mais quelqu"" honneur que vous
for'
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 79
fortiez à fa per forme , 'vous ne devez que jufhce à
fes pièces , £5* vous ne Javez point acquitter vos
dettes au dépens du bien puhlic £5* de la vérité»
Ne diroit on pas que vous êtes un de nos Aca-
démiciens & que par conféquent juge éclairé
de la Littérature Françoife , vous ayez été
forcé par état de prononcer contre les écrits
de vôtre bienfaiteur , & que les ordres de la
Cour vous ayent mis dans le cas d'opter entre
le ménagement que vous lui deviez &: l'ac-
compliffement de vos devoirs ? Ne diroit on
pas qu'honnoré de la place de Cenfeur pu-
blic, vous ayez dû rendre compte au Minif-
tère des ouvrages de M. de Crebillon? Ne
diroit on pas enfin que le Public vous ait fait
le dépofîtaire de fes intérêts j & que prévenu
pour vos lumières il ait renoncé de fe fervir
des tiennes & qu'il ait mis fur vôtre conftien-
ce toutes les erreurs dans lefquelles il peut
tomber en matière de goût ou de fèntiment.
Vous n'avez aucun de ces titres; le Public
n'a pas afles accueilli vos paradoxes précédens,
pour que vous puiiTiez vous flatter de fâ con-
fiance : nulle Autorité ne vous a donné le
droit de juger publiquement les ouvrages de
M. de Crebillon ou de M. de Voltaire, &Pu-
furpation du tribunal n'eft pas un titre qui
doive accréditer vos fentences : cette uiurpa-
tion au contraire ne peut que vous être re-
prochée comme un figne certain de préfomp'-
tion & d'ingratitude. Le bien public n'exï-
pasqne l'on chag-fine les particuliers quand on
peut s'en difpenifèr , autrement c'tft donner
l'exem-
8o L. H. D A N C O U R T
l'exemple de l'abus qu'on peut faire de ce
motif reipeiSlAble : c'eit encourager les en-
vieux par vôtre exemple à iatisfaire leur ja-
loufie fous prétexte du bien public. On pour-
ra donc en conféquence négliger tous les ^de-
voirs de lafociété avec cette excufe ; décréii-
ter , trahir , opprimer fes bienfaiteurs , & trans-
former ainfi l'ingratitude en vertu, alors il
me paroit que le mal public réfultera de l'a-
mour du bien public. Vous voyez bien M.
que vôtre héroïfme eft abfurde & fur-tout dans
le cas préfent , ne pouviez vous pas fatisfaire
à l'engagement que vous vous étiez impofé
vous même d'éclairer le Public fur les dangers
du fpeCtacle, fans trahir les devoirs de la re-
connoiffance & de la fociété : pourquoi ne pas
puifer dans les pièces de mille Auteurs qui
font morts les preuves de vôtre fiftéme. Vous
en auriez trouvé fûrement de plus dignes de
reproches que celles d'Atrée ou de Mahomet;
vous auriez rempli vos prétendus devoirs fans
choquer perfonne.
Je vous aurai cependant une obligation de
vous être livré à toute vôtre malignité, c'eft
qu'elle m'offre l'occafion d'agir d'une façon
toute oppofée à la vôtre. M. de Crebillon
vous a obligé à la première vus &: fans vous
connoître ; vous pavez fon fervice de la plus
noire ingratitude. Malfîré cela la bonté de
cœur de cet homme illuftre eft fi publique ,
qu'il n'eft pas même permis_ de croire qu'il
fe repente de vous avoir obligé. Je vouslais-
fe penfer en même tems quel gré le Public
vous
A Mr. J. J. ROUSSEAU Bi
vous fçaura de vôtre ingntitude, & s'il ne
m'en fçaura pas d'avantage de prendre le par-
ti de M., de Crebillon dont je n ay reçu d'au-
tre fervice qu'une Mercuriale afTés aigre , mais
je l'avoue, très juftement méritée. Avant
de m'être procuré l'honneur de connoîtreM.
de Voltaire , la mode de fronder tous fès ou-
vrages établie dans tous les Caffés de Paris , la
commodité d'y recueillir des épigrames pour
en enrichir le texte d'une critique , la rage
enfin d'être Auteur & de me faire imprimer
me firent faire une lettre très plattejtrès ridi»
cule & très fifflable contre la Comédie de Na-
nine. Je ne fais fi j'avois un peu d'efprit alors;
mais il eft bien certain que je n'avois pas le
fèns commun.
On accufoit avec la dernière lâcheté M. de
Voltaire d'attenter à la gloire de M. de Cre-
billon j je crus faire ma Cour à celui-ci en lui
portant ma critique de Nanine pour la lui
faire approuver en qualité de Cenfèur, j'al-
lai le lendemain pour en chercher l'appro-
bation. M. de Crebillon n'y étoitpas, ou ne
voulut pas y être: on me remît ma critique
avec cette note au bas : ceci yPeU qiCune criti-
que très mal à propos ^ très injitjîe de M. de
Voltaire: la police rP en pajfe pas.
Un Auteur de dixhiiit ans environ ne fê
rend pas à de pareilles leçons & piqué con-
tre M. de Crebillon que j'accufois de mau-
vais goût, je courus faire imprimer coura-
geufement ma lettre , elle eut comme vous
jugez bien , à peu près le fuccés qu'elle
F mé-
82 J. H. D A N C O U R T
méritoit *. Deux ou trois ans s'écoulèrent
depuis ce bel exploit : j'avois pendant ce tems
fréquenté affidûment les Tpedacles, j'avois lu
d'excellens critiques , enfin j'avois appris à
rougir de l'impertinence de ma cenfure & à
chérir les ouvrages de M. de Voltaire, au-
tant qu'ils le méritent. Je m'amufois quel-
que fois à les repréfenter avec des jeunes
gens de mon âge , & nous nous en acqui-
tîons affés bien pour que le rapport qu'on
en fit à M. de Voltaire l'engageât à vouloir
bien nous honnorer de fes confeils. Il vou-
lut bien nous recevoir chez lui , & nous pro-
fitâmes afles des avis qu'il nous donna, pour
qu'il crut pouvoir bazarder de nous faire
jouer fon Mahomet vis à vis d'un Auditoire
"à faire trembler les Aéleurs les plus confom-
més. Encouragés par les fuffrages d'un tel
Maître, nous ne craignîmes point de tenter
d'acquérir ceux de fes égaux, c'eft à dire de
prefque toute l'Académie raflemblée chez lui.
Nous ïepïé(tntions Mahomet ^yy jouois le rô-
le QtSeyde^ & les fuffrages de nôtre Auditoi-
re préfagerent à mon ami M. Le Kain les ap-
plaudifiemens que le Public lui donne main-
tenant à fi jufte titre. Les carefi^es de M. de
Voltaire & les complimens que je reçus me
firent croire que j'avois mis à profit quelques
uns des confeils dont il m'avoit honnoré. Je
ne
* Vous ne regarderiez pas la feinonce de M. deCrc*
billon comme un lervice, je le fais moy, & je bénis l'oc
cafîon qui fe préfente de l'en remercier. Je fuis perfuadé
que le Public me fçaura plus degré de ma reconnoiffan-
ce qu'à vous de vôtre in^raiitudc.
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 8j
ne me vanterois point de m'être acquis ces ap-
plaudifTemens fi Texiguité de ma taille m'eut
permis de me confacrer au tragique; mais
comme le Public veut que Tes yeux fbientcon-
tens au fpedacle autant que Tes oreilles , j*ai
cru devoir métamorphofer le Héros en Arle-
quin & devoir quitter le Diadème pour la ca-
lotte deCrifpin.
Je jouiiTois du tems le plus heureux de ma
vie , la bonheur d'être inftruit par M. de Vol-
taire mettoit le comble à ma félicité ; il me
fit un envieux , un faquin que nous avions
banni de nôtre fociété pour des raifous très
importantes , faquin que je nommerois s'il
vivoit encore & s'il n'avoit payé de fa vie en
Hollande fon impudence & fa fatuité, eut l'in-
dignité de communiquer à M. de Voltaire cet-
te critique de Nanine en queftion : il mefuroit
i'ame de ce grand homme fur la fîenne, &
s'étoit imaginé qu'un égarement de jeunefle,
une rapfodie d'enfant alloit déconcerter fon
amour propre , il arriva tout le contraire.
M. de Voltaire redoubla fes careffes, j'ignorai
toujours la perfidie de mon lâche délateiir , 8t
je vis arriver le cruel moment du départ de
M. de Voltaire pour la PrulTe , fans qu'il
m'eut témoigné le moindre refîentiment.
Je le vis même regretter avec bonté que ma
taille & ma mine l'empêchafîcnt dem'honno-
rer de fi proteélion pour le Théâtre de Paris ôr
de faire pour moi ce qu'il faifoit avec tant de
raifon pour mon ami Le Kain*
F 2 La
^ L. H. D A N C O U R T
La faute en eft am Dieux qui m'ont fait un
fncigot. , , ,^ , .
Après le départ de M. de Voltaire pour
Berlin , nous continuâmes à repréfenter quel-
ques unes de Tes pièces. Le goût & les lumie- ^
res de Madame D. digne nièce du plus célèbre
des Oncles fuppléoit à la privation des leçons
de nôtre ch^:r maître. Un jour que la re- |
connoiffance & le devoir m'avoient conduit
chez elle pour lui rendre mes refpeas elle me ^
d-clara la pièce qu'on m'avoit jouée , & m'ap- ■
prit que M. de Voltaire avoit lu ma mauvai-
se critique. Cette nouvelle me- pénétra du
chao-rin le plus vif. Ma confufion annonçoit
mon repentir, jecherchois des excufes que je
ne pouvois trouver , mon embarras & ma dou-
leur fe peignirent fi bien dans mes yeux,^que
Mad. D. en eut pitié, elle eut la bonté de
demander pardon pour moi & l'obtint : je
crus alors que M. de Voltaire ne rejetteroit
pas le témoignage de mon repentir , j'eux
l'honneur de lui écrire, fçavez vous quelle ■
fut fa reponfe à ma lettre ? Un engagement
de la part du Marquis de Montperny pour la
Cour de Bayreuth avec les recommandations
les plus fiatteufes & les plus capables d'y affu-
rer mon bonheur. ^
Si vous connoifliez un peu mieux les len-
timensde la reconnoifîànce , je vous laifferois
iuo-er de l'étendue de la mienne , mais vous
m'avez appris qu'il faut vous faire connoître
iufqu'où ce fentiment peut & doit aller. Je
VOUS
AMr. ]. J. ROUSSEAU. 8f
vous déclare donc que bien loin de crone
que le bien public m'autorife à critiquer les
ouvrages de M. de Voltaire , je le regarderai
toute ma vie comme un maître éclairé à qui
je dois le peu de taleus qu'on à la bonté de
reconnoître en moi, que p le regarde com-
me un ami dont le cœur eit fermé à tout ce
qui pouroit altérer Tes fentimens en faveur de
ceux qui s'y font donné place , comm.e uri
prote6leur moins attentif à fes intéièts qu'à
ceux des perfonnes qu'il protège , comme un
père aux foins &à la tendreffe de qui j'ai 1 o-
bligation de n'être plus dans les chaînes de
la finance , & à qui je dois l'avantage de pou-
voir vivre avec l'aifance que les talens procu-
rent à ceux qui les exercent , quand je ferai
devenu fage , & que quand bien même je ver-
rois malheureufement affés clair pour trouver
quelque faute capable d'altérer tant foit peu
le plaifir ou plutôt le raviffement que j'éprou-
ve quand je lis ou que je vois repréfenter fes
ouvrages, je ne m'en im.poferois pas moins
la loi de les defFendre envers ^contre- tous.
Le beau deffenfeur , alle^ vous dire, un
Pigmèe deffendre Hercule ! eh pourquoi non ,
s'il vous plait? Vous qui n'êtes pas plus grand
que moy , vous avez bien ofé l'attaquer.
Souvenez vous de la fable de la Colombe
& de la Fourmi , je ne fuis pas tout à fait com-
parable à la Fourmi , j'en conviens ^ mais auifi
vis à vis de M. de Voltaire, n'êtes vous pas
comparable auChaflèur qui étoit fur le point
de tuer la Colombe? Vos traits feront toujours
F 3 hors
g6 L. H. D A N C O U R T
hors de portée , il n'eft donc pas plus ridicu-
le à moi d'entreprendre de le deffendre , qu'à
vous de l'attaquer, & puifque je me fuis mis
en charge , j'entre en fondion & je commence.
Eft ce du Catilina de M. de Voltaire que
vous avez voulu dire que par Ton courage,
fon éloquence & fa fermeté , il captive l'efti-
me de tous les fpedateurs j fi un fcéleratpou-
voit être eftime , aflurément celui de M. de
Voltaire mériteroit cet honneur plus qu'au-
cun autre fcéîerat , mais je fuis bien certain
que vous ne trouverez perfonne capable
d'eftimer un pareil monftre. Le Ciceron
de Rome fau-vée fi éloquent, fi ferme , fi
grand dans fes démarches au goût de tout
ïe monde, (e feroit-il métamorphofé à vos
yeux feuls en vil rhéteur, & parce queCaton
fèmble redouter la hardiefle réfléchie de Cice-
ron , confiant à Céfar qui lui eft fufped , le
falut de la République, fa prudence en au-
roit elle fait à vos yeux un poltron & un
pédant ? Je ne fais, mais je crois bien que
ce fera pour vous feul qu'on verra arriver
de pareils miracles : je ne m'arrêterai donc
pas à deffendre Rome faitvée plus longtems
que Catîlina , je pafle à Mahomet.
C'efi: encore un objet fur lequel je puis
vous fommer de vous en rapporter à mon ex-
périence. J'ai joué comme je vous l'ai déjà
dit , le rôle de Seyde dans cette pièce , M. de
Voltaire avoit lui même compofe nôtre Au-
ditoire de gens qu'il avoit prié d'apporter un
œil connoifleur &: critique fur la pièce &fur
les
A. Mr. J. J. ROUSSEAU. 87
les Afl:eurs plutôt que leurs dispofitions à fe
lailTer toucher par les beautés d'un Poème.
M. Le Kain repréfentoit le rôle de Maho-
met avec tout le feu, l'énergie & la dignité
qui pouvoient paroître miraculeux dans un
jeune homme qui n'avoit encore chauffé le
Cothurne que trois ou quatre fois pour s'amu-
fer. Encouragé par les fuffrages & les leçons
de M. de Voltaire aux répétitions, appuyé de
fes avis lumineux j'étois parvenu à féconder
paffablement les talens de mon camarade ; &
malgré tout ce qui manquoitàmon extérieur
pour me donner l'air d'un Héros, nôtre Au-
ditoire me fit l'honneur de pleurer & de fré-
mir en m'écoutant. Je vis l'horreur & l'in-
dignation fe peindre fur tous les vifages &
monter au comble à mefure que la pièce ap-
prochoit de la cataftrophe : toute l'affemblée
noushonnorade com.pli mens fur l'exécution,
& chacun de ces complimens exprimoit l'im-
prefïïon que les affiftans avoient reçue. Elle
étoit telle que la gloire que nous en recevions ,
étoit encore plus flatteufe pour l'Auteur que
pour nous. Comment de jeunes gens fans ha-
bitude au Théâtre ^ qui ne montroient enco-
re que les dispofitions nécefïàires pour s'y
diliinguer un jour, auroient ils pu faire cette
impreffion fur des auditeurs confommés au
Spedacle, & maîtres eux mêmes du Théâtre,
fi la pièce n'étoit une de celles qui touche-
roient le cœur le moins fênfible , quand bien
même on la débiteroit comme on lit la ga-
zette? En admirant la pièce perfonnenes'a-
F 4 vifâ
88 L. H. D A N C O U R T
vifâ cependant de trouver que Mahomet fut
juftifié par fa grandeur d'ame & fa politique,
j'entendois faire de toute part au poëme l'ap-
plication de cette penfée de Lucrèce.
^antum Relligio poîuit fuadere malorum !
Quoi! la Religion mené à de tels excès!
Vous voyez bien M. que le fcrupule de
mettre de grands Criminels fur la Scène feroit
pufillanime puisque les produifant il en ré-
ililte qu'on en conçoit un horreur plus forte
pour le crime , & que l'effet que vous crai-
gnez que leur exemple ne prcduife, n'eft
qu'une chimère, puisqu'il ne s'eil jamais ma-
nifêfté depuis tant de milliers d'ans que l'his-
toire, l'épopée, la Tragédie & la Scène met-
tent fous les yeux des Scélérats; mais Maho-
met n'eit point puni, non M. Etc'eftjufte-
ment en cela comme en bien d'autres choies
que M. de Voltaire doit voir comparer fon
génie à celui de Corneille, de Racine & de
Crebilîon, puisque comme eux c'eft par la
prospérité du crime qu'il a fçu rendre fon
perfonnage encore plus abominable Quel cft
l'homme vertueux qui n'égorgeroit pas un
Scélérat aufïï déteitabk que Mahomet? Vous
Paniez peut être trouvé un peu moins odieux
qu'Atrée , & vous croirez M. de Voltaire
m'oins digne de cenfure, parce que fon im-
pofteur eft en quelque façon puni par la
mort de Palmire , & qu'il lui fait dire avec
transport.
//
A Mr. J. ]. ROUSSEAU. 89
// e(t donc des remords.
Malgré cela M. je m'effoicerois (1 jejouois
îe rôle de Mahomet, de le rendre au (Ti odieux
qu'Atrée par la façon dont je prononcerois
cette hemiftiche : je ne rexprimerois pas avec
un transport involontaire qui laiffe iuppofer
un refte de fenfibilité louable dans le coeur
d'un Scélérat , & par laquelle on rappelle
peut-être mal à propos l'indulgence ou la
corapaffion du Spedateur ; Je voudrois au
contraire augmenter l'horreur que MahoniCt
infpire faifant fentir par mon expreiTion que
j'ai du dépit d'avoir aucun remord. Cela , je
crois, rendroit plus naturelle & plus confé-
quente la promptitude avec laouelle le faux
Prophète pafle des remords a la réflexion
fcélerate & politique.
Je dois régir en Dieu P Univers prévenu ;
Mon Empire eft détruit , fi V homme eft reconnu.
Vous me fifflcriezfans doute d'avoir ajouté
un trait noir de plus au cara6lerc de Maho-
met; mais il l'Auteur & le Public m'applau-
diiïbient, croyez vous quejeferois beaucoup
d'attention à vôtre mauvaife humeur?
Oui je foutiens £^ j'en attefle Peffroi des Lec-
teurs. Il faut avoir Tame bien fanguinaire, îe
jugement bien faux & le goût bien dépravé
pour croire les maflacres des gladiateurs, un
îpcélacle moins odieux que celui de Maho-
met ou d'Atrée: ceux ci font dévoués l'un &
l'autre à l'exécration publique , les autres
F 5 étoient
ço L. H. D A N C O U R T
étoient dévoués à une curiofité fanguinaire,
& au caprice le plus déteftable. Il faut avoir
le cœur bien corrompu , pour eftimer les
Catilina tels que M. de Crebillon & M. de Vol-
taire nous les reprefentent. Tel qui leur accor-
de fa bienveillance en fortant de la Comédie,
ne mérite affurément celle de perfonne dans
la fociété.
Les iwciens , dit es -vous , avoknt des Héros f^
mettoient des hommes fur leurs Théâtres , nous
au contraire ^ noui n^y mettons que des Héros ^
à peine avons nous des hommes : mais les anciens
faifoient fort mal& nous faifons fort bien.
Pour fortifier un jeune homme dans Ces
exercices , pour le former & lui procurer la
vigueur nccciraire, on doit lui propofer un
but auquel il ne femble pas naturel qu'il
puiffe atteindre , afin qu'en multipliant fes
efîbrls & fes tentatives, il acquere la force
&: l'adrefTe néceffaire pour y parvenir dans la
fuite. Il cft certain que trop de complaifance
pour fà foiblefîè 1 enîretiendroit dans l'indo-
lence & l'empécheroit de fe fortifier fuffifa-
mejit pour vaincre les difîicultés qui lui fe-
ront propofées dans Page viril, donc les an-
ciens en ne montrant que des hommes ne
pou voient à peine faire que des hommes de
leurs jeunes gens parce qu'il eft rare qu'on
s'efibrce de furpaffer ou même d'égaler fon
modèle, au lieu qu'il ert probable que nous
faifons des hommes , puis qu'en n'offrant
pour m.odele que des Héros à nos jetmes
genSj nous les mettons dans k cas de rougir
de
A Mr. J. J. ROUSSEAU. pr
de ne pas devenir au moins des hommes.
Je ne me fuis pas contenté de vous prou-
ver que la Tragédie n'étoit rien moins que
dangereufe, je crois vous avoir prouvé qu'el-
le eil encore utile à la corredion des mœurs.
Je n'aurai pas plus de peine , je crois , à dé-
montrer que la Comédie a les mêmes avan-
tages : c'eit ce que je vais m'efforcer de faire
dans le Ctiapitre fui vaut.
CHAPITRE III.
De la Comédie.
Tout eft mauvais , tout eft dangereux dans
la Comédie pour les Spedateurs j c'eft
la conféquence que vous tirez d'un principe
aufli peu admiffible qu'elle. Il n'eft fûrement
pas vrai que le plaifir du comique Toit fondé
fur un vue du cœur humain^ (fa malignité.)
Le principe & la conféquence font aufiî
abfurdes que le tarrif que vous faites de la va-
leur des carafteres : à la preuve.
^el eft le plus blâmable d^un bourgeois fans
efprit ^vain qui fait fottement le gentil homme
ou du gentil homme qui le dupe, dans la pièce
dont je parle , ce dernier n^eji il pas V honnête
homme ?
Et non M. il ne l'eft pas : par quel mal-
heur voiez vous toujours d'honnêtes gens
où les autres ne voient que des coquins ?
Pourquoi préparez vous une excufe à un ridi-
cule , difons mieux , à un vicieux imperti-
nent.
92 L. H. D A N C O U R T
nent , à un bourgeois orgueilleux & fot qui
a l'impudence de fe méconnoître au point
d'oublier qu'il a une femme pour devenir le
galant fecret d'une Marquife , qui fe fert de
tous les moyens qu'il peut imaginer pour la
féduire, c'eft de vous qu'on peut dire , dat
veniam corvis.
Vous faites des queftions au Public mais
vous lui didez Ces réponlès, elles font trop
fubtiles, on n'y reconnoît pas fon ton. Je
vais m'emparer à mon tour du Tribunal ,
interroger le Public, & le laifTer répondre
avec toute la naïveté qui lui eft prcpre. Pu-
blic; répondez moi, queft-ce que M. Jour-
dain? „ C'eft un fot. Que fait ce fot p A
,, cinquante ans il apprend à lire, il apprend
5, la Philofophie, il apprend à tirer des Ar-
5, mes , il apprend à chanter , il s'habille
55 comme les grands Seigneurs à ce qu'il
j, croit, il a la fotte vanité de penfer de lui,
„ qu'il eft un habile homme en tout dès la
5, première leçon , au point de vouloir déjà
5, montrer aux autres, & cela me fait bien
5, rire."
Vous avez raifon de rire , tout cela eft en
effet très ridicule , mais fi l'on n'a pas de
plus grands reproches à faire à M. Jourdain^
M. Jean Jaques a raifon de s'emporter contre
Molière & de dire qu'il eft le perturbateur de
la fociété ; qiCd excite les âmes perfides à punir
fous le nom de fottife , la candeur des honnêtes
^ens. Je crois comme eux que parce qu'un
hom-
A Mr. j. J ROUSSEAU. 93
homme eft fot & ridicule , on n'eft pas auto-
rifé à le voler.
„ Vous n'y clés pas M. le ]u^e.JourJam
„ non feulement eft ridicule mais il eft vi-
„ cieux : c'eft un homme vain , aveuglé par
„ Tes richeffes , à qui fon amour libidineux
5, fait fouhaiter d'être Gentil-homme ou tout
„ au moins d'en avoir les airs. Son orgueil
3, & fon libertinage méritent apurement d'ê-
„ tre punis, & comme il eft un -fot, ils le
„ feroient bientôt , par une fuite toute fim-
5, pie de fa fottife & de fa prodigalité , fi le
„ bon fens de fa fem.me ne venoit à fon Ic-
„ cours. „ Mais on dit , M. le Public, que
vous prenez pour un honnête homme, cet
Escroc de Gentilhomme qui le vole fi indi-
gnement ? „ Pour un honnête homiue , M,
„ le Juge, le Ciel m'en préferve! C'eft un
,5 fripon du premier ordre , je le regarde com-
5, me telj mais je fuis charmé que l'orgueil,
„ la prodigalité , les penchants libertins d'un
„ plat bourgeois l'expcfent au péril de tcit
„ perdre & que les autres bourgeois entêtés
,, de noblefte apprenant de Jourdain que le
„ fort qui les attend eft d'être dépouillés
„ par des Escrocs, quand pour mieux res-
„ fêmbler aux grands Seigneurs, ils ofent
,, en affeder tous les vices & les ridicules.,,
Ma foi , M. le Public , je vois bien que vous
avez raifon & je condamne M. de Genève à
mieux regarder à l'avenir ce qu'il verra, afin
d'en porter un jugement plus folide & plus
fênfé. L'intention de Molière n'eft pas m.oins
pure
94 L. H. D A N C O a R T
pure dans George Dandin que dans le
Bourgeois Gentilhomme , & pour en con-
vamcre le Speélateur, il la lui expofe dès les
premiers mots de la pièce; les voici; c'eft
George Dandin qui parle.
^h ! quune femme Demoifelle eft me étrange
affaire j ^quejnon mariage eft une leçon bien
parlante à tous les pdi fans qui veulent s'élever
m deffus de leur condition , ^s"" allier camme j aï
fait à la maifon d un gentil homme £^. Avouez
donc M. que fi vous euiïiez porté de meil-
leurs yeux , ou plus de bonne volonté pour
TAuteur à la repréfentation de cette pièce
vous auriez mieux fenti fon objet qui étoit
d'avertir tous les roturiers opulens que leur
richeflè & leur vanité ne doivent pas les faire
aspirer à des alliances nobles , s'ils ne veulent
s'expofèr aux mêmes chagrins que le pauvre
George Dandin. Cet avis eft affurément cha-
ritable & fondé ; combien ne voit on pas de
nos George Dandin de Finance fe repentir
vainement de n'en avoir pas crû Molière?
Le Public rit de leur chagrin,' & n'a-t ilpas
raifon? N'eft-il pas amufant de voir la vanité
bourgeoife confondue par l'orgueil de laNo-
blelTe; celanejuftifie pas, j'en conviens, une
fenime qui cherche à déshonnorer fon époux :
mais Molière a produit ce caradere par les
mêmes motifs qui juftifient MM. de Vol-
taire & de Crebillon dans les pièces de Ma-
homet & D'Atrée. Il met en Scène un carac-
tère odieux qui fût rire , me direz vous ;
fans doute ; mais il faut diftinguer. Ce n'eit
fû-
A Mr. J. ]. ROUSSEAU. çs
fûrement pas ce qu'il y a d'odieux dans le
cara6lere qui fait rire , mais c'eft le comique
des fituations dans lesquelles les perfonnages
fê trouvent.
Demandez à nos Juges criminels s'ils ne
condamnent pas fouvent au fupplice des co-
quins qui l'ont mérité delà façon la plus co-
mique 5 quoique ceux ci ayent pu déconcer-
ter la gravité de leurs juges dans leur inter-
rogatoire, par ce qui s'eft trouvé deplaifant
dans les circonftances du délit : ce comique
là disparoit dès qu'il eil: queftion de pronon-
cer , & la fentence n'en eft pas moins férieufè
quoi que le procès foit rifible. Tel eft le Pu-
blic à l'égard t^'' Angélique ^ quoique la malice
& la préfence d'esprit de celle-ci le falTent rire
aux dépens de George Dand'm^ qui d'ailleurs
mérite tous les chagrins qu'il éprouve.
En qualité de Juge, il reprend très fort fbii
férieux, quand il eft queftion de prononcer fur
le Compte d'' Angélique : il ne voit plus en elle
qu'une femme déteftable; il ps.lle du rire à
la compaffion pour le pauvre George Dandin^
& convient avec lui que quand on a époufé
une aufll méchante femme que la fîenne , le
meilleur parti que Pon puijfe prendre , eft d'' aller
fe jetter dans Peau la tête la première. C'eft alors
qu"^ Angélique n'eft plus aux yeux du Public
qu'une femme exécrable, &:que le reproche
que l'on fait univerfellement à Moliered'a-
voir lailTé triompher le Vice eft fans doute
l'éloge qu'il deftroit pour fa pièce. En effet
confultez vous vous même. Etes vous jamais
forti
96 L. H. D A N C O U R T
fôrti de la repréfentation de George Dandin
bien épris de l'esprit & des talens d'' Angéli-
que , êtes vous forti avecJa dispolltion de
vous choifir une épou(ê de ce caractère? Avez
vous vu quelqu'un plus épris de fbn mérite
que vous? Avez vous vu beaucoup de fem-
mes fè slorifier de relîembler à celle-ci ? Ne
les voyez vous pas toutes au contraire rougir
de fon impudence & de fa malice ? On ne
pouvoit donc pas fiiire un plus grand com-
plim.ent à l'Auteur que d'obferver qiP Angéli-
que méritoit d'être punie & de lui reprocher
qu'il avoit mis en Scène une femmedétes-
table.
Onme tuTîî pun^um . . .
Et cela fuivant vous même- Ceque vous
dites de la Tragédie eft applicable à la Comé-
die, & voici comme- vous vous exprimez.
je comprens bien qii'il ne faut pas toujours re-
garder à la Catastrophe pour juger deVejfet moral
d une Tragédie ^ ^quà cet égard l objet ejt rem-
pli quand on s intèrejje pour rinjortunè vertueux
plus que pour l heur eus coupable Or on plaint
George Dandin & Ton mépriie , on détefte
Angélique , on voudroit qu'elle fut punie: donc
Molière étoit de vôtre avis, fa pièce ne mé-
rite aucun reproche, fi vous voulez vous ac-
corder avec vous même.
Un critique bien plus éclairé que vous, un
Philofophe qui loin d'être un C inique fauva-
ge s'eil: attaché à mériter par fes écrits le ti-
tre d"* ami des hommes ^ qui ne veut que lesras-
fembier en Société ôc non pas les disperser
dans
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 97
dans les glaces du Canada ou des terres Auftra-
les-, cet Auteur refpe^lable dis je, a trouvé de
quoi reprendre dans la pièce de George Dandin^
ceneft ni l'infortune de celui-ci, ni Theureu-
fe méchanceté de fa femme qu^il a trouvé dig-
ne de blâme, celt la caradere de Sotenville;
il craint que par ce rôle on n'ait rendu laNc-
bleffe rurale ridicule, & qu*on ne l'ait dégoû-
tée par là du fejour fur fès terres. Il fe trom-
pe félon moi j le vrai motif de ce dégoût eft
l'ambition ou la vanité. Que faire, di(ènt
nos Gentils hommes, à la campagne? Nos
revenus ne nous y feroient briller qu'aux yeux
des paiTans , une refidence trop conftante nous
éloigneroit des occafions qu'on peut faifir &
faire naître en demeurant à la Cour ou dans
la Capitale j allons y donc, affermons nos ter-
res, achetons au prix de la moitié de nôtre
revenu le plaifir de briUer dans l'Anticham-
bre du Prince ou dans celle du Miniftre.
Voilà fans doute les véritables motifs qui
éloignent la Nobleffe de fes Châteaux, SC
non le rôle de Sotenvelle. Ce ne font point
ces Gentils hommes respe6lablcs que des paï-
iàns fortunés fe félicitent d avoir pour Sei-
gneurs depuis 300 ans , * ce n'eft point cet ai-
mable buveur arbitre équitable & Bachique
de tous les différends de fon Canton que Mo-
lière a joués j ce font ces Gentils hom-
memtx ridicules , qui , le nez collé fur leurs
Titres, croient y trouver des raifons fufîifan-
tes
* Voiez L'ami des hommes;
98 L. H. D A N C O U R T
tes pour méprifer tout ce qui n eft pas noble ,
qui tappis dans leurs Chaumières oublient
que leurs égaux & leurs Supérieurs font lo-
gés fous la Toile en rafe campagne prêts à
répandre leur fang pour l'Etat avant qu'on
ait publié l'arriere-ban ; au lieu que nos
Hobereaux l'attendent , pour fe fouvenir de ce
qu'ils doivent à la mémoire de leurs ancê-
tres, à leur Prince & à la Patrie. Ce font
ces Egrefins infolens qui vivent ordman-e-
ment du bout de leur fufil & qui fe croient
endroit de battre & d'inddter les Païians,
-parce qu'ils ont celui de tuer exclurivement
un i/iévre , que Molière a voulu jouer j de-
-mandez à tous ces braves Cadets que la gloire
retient dans les Armées, s'ils fereconnoiffent
dans Sotenviîle & quel cas ils font eux mêmes
d'en Gentils hommes qui reffemblent à ce
Perfonnage. Molière a dont bien fait déjouer
les SotenviUe. Le Peuple & la Nobleffe ne
•Deuvent que lui en favoir gré. Ce n'eft pas
d'être fur leurs terres qu'il les reprend j c'eft
d'y être fainéans, orgeuilleux , infolens, &
ridicules. Il ae convient point à des gens que
le Prince & l'Etat ont nommés leurs defen-
feurs, de ne pas remplir ce titre, & de vou-
loir en conferver les honneurs & les privile-
o-es. Un fimple Soldat eft fans contredit infini-
menr plus respeélable qu'eux.
Vos reproches M. ne font pas mieux fon-
dés contre Harpagon, que contre C^^r^^ Dan-
din & le Bourgeois Gentilhomme. Qiielle ra^e
avez vous d'être toujours du mauvais parti !
Eh!
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 99
Eh ! non M. , le fils d'Harpagon qui le vole
& lui manque de respeél n'elt pas plus cri-
minel que fon père. Tous les crimes du fils
font les fiens puisqu'il en eft la caufe: &
qu'en bonne logique on rend toujours la cau-
fe responfable de l'effet qui ne feroit pas fans
elle. Celui qui paie & qui arme un affalfm
pour tuer quelqu'un eft plas criminel que
l'affaiïïn même= Les receleurs font plus cri-
minels aux yeux de la Juftice que les vokurs,
puisque ceux là encouragent ceux ci.
Quand Molière donc fait voler un père par
fon fils, qu'il fait défirer à un valet l'occa-
fion de voler fon Maître, c'eft pour appren-
dre aux avares de combien de maux ils fè
rendent la caufe. N'eft il pis vrai que fiHar-
pagnon ne refufoit pas à fon fils jusqu'au
néceffaire ; s'il ne portoit pas la lézine jus-
qu'à l'envoier boire un verre d'eau fraiche à
la cuifîne , quand il fe trouve mal en fa pré-
cence ; & cela d'un ton à faire croire que ce
Vilain a même regret à cette dépenfe; n'efl
il pas certain en un mot que s'il n'étoit pas
un monftre dans la fociété fon fils ne corn-
mettroit pas les fautes qu'il commet & que
ce père indigne de l'être en eft le premier
auteur? Pour peu qu'un avare ait envie defè
corriger, n'y fera-t-il pas déterminé, nefré-
mira-t-il pas en fe comparant 2ivec Harpagon
vôtre protégé? Il eft odieux qu'un fils vole
fon père, il eft odieux qu'il lui manque de
resped ; mais ne m'avouerez vous pas que
cela eft mille fois plus excufable quand lepe-
G 2 re
,00 L. H. D A N C O U R T
re en eft caufe, que quand un fils eft por-
té à ces excès par fa propre corruption?
Ergo fi Harpagon eft la caufe de tous les éga-
reniens de fon fils il eft le premier & le
plus criminel & cette pièce fi licentieufe à
vôtre avis eft telle qu'elle doit être pour ap-
prendre aux avares que ^and les pères ne
donnent rien aus enfans , Us enfans les volent S"
leur manquent de respe^.
Soiez du parti des pères fages & raifcn-
nables, rien n'eft plus naturel & plus loua-
ble; mais non pas des mauvais pères qui fou-
vent par leur avarice, leur dureté, leur igno-
rance, ou leurs préjugés, font caufe de tous
les défordres de leur famille. Ecoutez les
plaintes de Sigtsmond dans la Vie eft un fonge.
Parens dénaturés, à vos ordres bifarres,^
Quoi , nos jours innocens feront ils affervis ?
Serez-vous envers nous impunément barba-
res,
Et les reffentimens nous font ils interdits ?
Non non, c'eft une erreur dont vous êtes
feduits
Par une fage prévoiance ,
Les équitables Dieux ont borné vos pouvoirs,
Ainfi que nous vous avez vos devoirs :
Et fi nous vous devons avec l'obéiffance,
Des marques de resped & de reconnoiflance.
Vous nous devez des foins à vôtre tour
Conformes à nôtre naiffance ,
Et des preuves de vôtre amour.
Vous
A Mr. J. J. ROUSSEAU. ïol
Vous ne vous arrêtez point à parler des
Valets de la Comédie : vous croiriez profaner
vôtre plume que de prendre la peine de les
critiquer j'en parlerai moi, & même pour
juftifier Tufage qu'on en fait : on les repré-
fente tels qu'ils Ibnt , fourbes , fripons im-
pudens par une raiîbn très louable , c'eft
comme fi l'on difoit aux pères de famille ,
vous qui négligez de prendre vous mêmes
foin de l'éducation de vos enfans, quineleur
donnez fouvent que vos valets pour furveil-
lans ou tout au moins qui leur permettez
trop de commerce avec eux, vous qui par
une féverité mal entendue êtes presque tou-
jours oppofés à des goûts que la nature & la
jeuneflè autorifent ; vous qui fans faire au-
cune attention à Vinclination , au goût, au
cara(5lere de vos enfans , ne leur prefcrivez
que ce qu'ils doivent haïr, ne foiez point fur-
pris s'ils fe livrent à des confeils tout à fait
oppofés à vos vues & fi les avis d'un Valet
frippon, ou d'une Soubrette effrontée obtien-
nent leur confiance que vôtre dureté leur a
fait perdre. Voilà M. Tufage que nos Au-
teurs font des valets. Plus ils les font voir
dangereux plus ils les rendent odieux , plus
ils autorifent les gens fenfés, les pères de fa-
mille attentifs à fe défier d'eux & à fe pour-
voir contre leurs manèges & leur fourberie;
plus ils leur font fentir combien il eft dange-
reux de fouffrir aucun commerce entre leurs
enfans & de pareilles gens. Montrez à quel-
G 3 qu'un
loz L. H. DANCOURT
qu'un comme on le trompe il trouve bientôt
le moien de ne plus être trompé.
Il s'en faut bien au refte que tous nos valets
de la Comédie foient des fripons. Leur bon
fens , leur probité contrafte fou vent aÛes bien ,
avec la fo'ie ou les vices de leurs Maîtres.
Dans le feft'm de Pierre , Je Joueur , le Men-
teur 5 Vjngrat , le Mlchint , le Difîrait. Les
valets font d'honnêtes gens, ils ne font que
comiques & fubordonnés à l'intrigue de ces
Pièces. Nos Auteurs ne les font donc pas
toujours dignes de la corde; ils les font tels
que le fujet l'exige: J'entens ceux de nos
Auteurs qui fçavent faire des valets: M.
Deftouches eft mort & je crains bien que,
pour vôtre fatisfaélion , l'art de bien faire
parler des valets nefoitdans la tombe avec lui.
Après avoir Juftifié Le Bourgeois Gentil hom-
me ^ Georges Dandin ^ V/lvare & nos Vdets ^
vous jugez bien qu'il me fera facile de julti-
fier le Mifanîrope : que je vous fuis obligé M.
rie ne pas me donner d'ouvrage plus difficile
à Kl ire.
Molière & c'eft toujours là vôtre opinion
n'a pas voulu jouer les vices ^ il n'' a joué que les
ridicides. Mais M. les ridicules ne feroient
pas (îiîis les vices: ce font eux qui en font les
fources , on ne peut donci pas attaquer un
ridicule fans rtiaquer le vice qui l'a fait naî-
tre. Celui des Prétieufes ^ par exemple, a
pour principe l'orgueil qui fait pémir Cathos
viMadelon de n'être pas nées de Cyrus ou d^Jr-
A Mr. J. ]. ROUSSEAU. 103
t amené. Elles veulent fe diftingiier par un
langage affedé , des femmes de leur état ^
nées Bourgeoifes , elles ne veulent d'autres
fbciétés que celles des gens de Cour : tout ce-
la pour être ridicule, n'en e(t pas moins vi-
cieux, & c'eft l'orgueil impertinent des Bour-
geoifes qui fe donnent des airs de qualité, au-
tant que la fatuité du jargon des beai?x es-
prits femelles de {on tems , que l/ioliére a
joué avec tant de fuccès dans {k Pièce.
N'eft-ce donc qu'un ridicule qu'il a joué
dans P Avare? je crois que vous conviendrez
que c'eil un Vice & un Vice fi bien joué que
vous étiez fâché tantôt qu'on l'eut joué fi
cruellement.
N'eft ce qu'un ridicule que le Tartuffe? Il
n'y aura que les Jefaittes du Paragnai qui ne
trouvent pas un vicieux dans ce perfonnage:
mais les honnêtes gens vous diront que le
Tartuffe eft pour eux un homme déteftable
& non pas un ridicule & qu'ils font ravis
que Molière ait démasqué fi bien les hypo-
crites & que fa confiance ait triom.phé des
obitacles que leur maliî?;nité oppofoit à la re-
présentation de cette Pièce.
Le Menteur , le Joueur , le Glorieux , l'In-
grat, le Flatteur, le Prodigue, le Méchant
font afTurément des vicieux & non pas des
ridicules ; s'ils font rire quelque fois , ils in-
dignent encore plus fouvent; permis à vous
feul de ne les trouver que plaifans; vous
avez un goût privilégié.
Revenons au Mifantrope. Vous trouvez d'a-
G 4 bord
I04 L. H. D A N C O U R T
bord Ton titre outré , car un Mifantrope félon
vous doit être un monftre, un enragé, un
Démon tel que le Héros de lavieeji urifonge.
Un Philofophe moderne tout oppofé à vôtre
avis a blâmé Molière d'avoir fait du Mifan-
trope un homme de mauvaife humeur non
feulement contre les hommes en général , mais
encore contre chacun d'eux en particulier. Il
a intitulé fon ouvrage le Mifantrope & fon
perfonnage cft un homme fociable pour cha-
cun en particulier , mais l'ennemi & le cri-
tique des vices en général.
Voilà Molière entre vous deux & vous
fçavez que le milieu de toutes chofês eft le
point de préférence pour les Saches. Alcefte
n'eft ni enragé ni afl'és discret, il hait cordia-
lement le genre humain , mais fans s'armer
d'un poignard contre le premier venu ou lui
marquer comme Tkimon un fi^:;uier pour fe
pendre : trop de omplaifance dans le Philo-
lophe Hollandois ne laiiTe plus voir dans Ibn
Mifantrope qu'un Spéculateur qui n'envifase
rien qu'en général & que rien ne bleffe aifés
dans chaque particulier, pour l'engager à lui
donner perfonnellement de bons confeils.
C'eft presque un Démocrite que ce Mifan-
trope là. Celui de Molière eft donc bien
comme il eft , c'eft mon avis & celui , j'en
fuis fur, de lapins grande partie du Public,
en tout cas ce n'cft là qu'une dispute de mot,
qui n& fait rien au fond de la cjueftion.
Il s'agit d'examiner fi Alcefte en un galant
homme tourné mal à propos en ridicule, fî
la
A Mr. ]. J. ROUSSEAU. loj
la pièce, comme vous vous l'imaginez, eft
contraire aux bonnes moeurs, fi un homme
qui dit durement Ton avis fur tout, qui ne
s'embarafiè jamais de mortifier pcrfonnCjqui
prend le Dé à tous coups, & s'établit or-
gueilleufemcnt le Juge & le Précepteur du
genre humain, qui jointrinfolenceà la brus-
querie, n'eft pas un homme vicieux & blâ-
mable & fi la probité eft un ti're qui exclue
la politefl^e & la modeftie. Voilà Thomme
que Molière a joué & que tous vos fophis-
mes ne juftifient pas, vous allez voir.
S'^il w'jy avo'it m frippons ni flatteurs Jlcefte
aimerait tout le monde^ c'eft à dire que fi fa foup-
pe n'étoit pas quelque fois trop fallée il la
trouveroit toujours bonne : il faut donc pen-
dre tous les Cuifiniers parce que ce malheur
leur arrive à tous quelque fois ? Malgré ce
qu'il y a de trivial dans cette comparaifon ,
vous y reconnoitrez, je crois, du bon ièns;
à moins que vous n'exigiez qu'on fafi~e un
monde à la fantaifie d''Alcefte. Il n'y a rien de
plus aifé, que ne parlez vous? Celui ci me-
rite-t il d'éxifter apvès que vôtre Héros a dit
qu'il détefte les hommes?
l^s uns parce qu'ails font me dans ;
Et les autres pour être aux méchans compLûfans.
C'eft à ces derniers fur-tout à qui vôtre
homme en veut : il les trouve des gens abo-
minables, parce que moins féroces que Iui&
ne voulant fe brouiller avec perfonncjilslail^
G 5 fent
io6 L. H. D A N C O U R T
fent aller le monde comme il va , bien per-
fmdes que le rôle de Réformateur eil aufli
dangereux qu'inutile à jouer.
Philinte eft de ces gens là: il fçait qu'un
homme pour être homme de bien a allés daf-
fàire de s'obferver lui même , fans fe charger
encore du foin de réformer les autres. Ilsfçait
que la contradidion aigrit & préfère de fè
faire des amjis par fa complaifance , à l'hon-
neur de le faire haïr inutilement par la Mi-
fjntropio.
Vous voulez que k M^faiitrope s"^ emporte fur
tous ks d: [ordres dont il vPeJt que k témoin ;
mais qii'd f oit froid fur ce qui s'^addrefj'e direcie-
pie^ît à lui: mais cet homjne là ne lèroit plus
Alcedc, à l'emportement près ce feroit Sa-
crât e ; or ce n'eft pas éocrate , que Molière a
vouUf peindre , c'efijUcefie, c^ed \e Mifantro-
fe : c'eit un fage par amour propre & un bru-
tal par tempsramment , c'eft un orgueilleux
fâché contre tout le genre humain de ce que
tout le genre humain ne s'arrête pas à contem-
pler fa fageflè. Or il y a beaucoup à'Akeftes
dans le monde : n'en feriez vous pas un , vous
qui parle::', r S i cela eil, c'eft vous & vos pareils
que Molière a voulu jouer & non pas Socrate.
Il ne s'agit pas de. fçavoir fi le Mijautrope
que vous dites, eft celui o\iq Molière 2.\\vçi\\.d\\
mettre fur la fcene; vous n'êtes pas aff.:rémv£nt
ÏAW. pour apprendre à ce Grand homme ce qui
co:ivenait le miieux au Théâtre de fon tems
& &i.i notre. Il s'agit de fçavoir s'il y a dans
k monde des Mifmtropes comm.e celui de Mo-
IHre;
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 107
îiêre}, or il eft certain qu'il y en a, & que j'en
connois aujourd'hui; Molière a donc bien fait
de les jouer. Otez leur le nom de Mifantro-
fes fî vous voulez : traitez les de brutaux , le
nom n'y fera rien : toujours fera-t- il vrai q u'il
y a dans le m.onde des Alcefîes & des gens ca-
pables de s'attirer une affaire facheufe pour
dire trop durement leur avis & capables de fe
faire haïr par l'apreté de leur morale & la bru-
talité de leur fageffe prétendue.
Il n'y a que vous qui puiflîez trouver de la
grandeur d'ame , à la manière impertinente
& groffiere dont Alcefte traite l'homme au Son-
net ? Cet homme de l'aveu même du M'ifantro-
fe eft homme de mérite; il parle auifi bien
de fon cœur que de fes qualités extérieures:
ne peut il donc pas bien pafler à un auifi cra»
lant homme l'erreur dans laquelle il eft, d'a-
voir fait un bon Sonnet & la foiblefîè qu'il a
d'admirer fes vers, en faveur de toutes les
bonnes qualités qu'il lui connoit? La Vérité
eft elle dont fi févere qu'elle ne permette pas
un peu de dilHaiulation (lu- des bagatelles ; ou
fi elle ne permet pas cette complaifance , a-
t-elle prefcritdedeffendre fes droits d'une ma-
nière brufqae& impolie? Alcefte ne pouvoitil
pas dire à Oronîe avec douceur & politefTe „ M.
55 j'ay le malheur de n'être pas du goût le
5, plus général: peut-être ai-je tort; mais dès
„ que je veux prononcer fur un ouvrage d'ef^
5, prit, je confulte avant la nature, & c'eft
55 en la confultant que j'ay peine à trouver
„ votre Sonnet admirable & tel qu'un homme
., d'ef-
io8 L. H. DA1NC0URT
5, d'efprît tel que vous pourroit en faire , s'il
5, ne lâiflbit aller fa plume que fous la di(fiée
„ de la nature & de la raifon. S'il s'en rap-
5, portoit plus à Ton goût & à fcs lumières,
3, qu'au mauvais jugement de gens qui pré-
,, ferent les eXprelTions éblouiiïantes , & les
,, jeux de mots aux penfées les plus folidesôc
aux exprefîions confacrées à la vérité du
fentiment. La penice de tel vers de votre
Sonnet , par exemple , eft fauife par telle
ou telle raifon. Je puis me tromper & je
ne vous donne point mon avis pour une rè-
gle à fuivre; mais enfin je crois vous de-
„ voir dire avec franchife ce quejepenfe, au-
„ trement je répondrois mal fans doute à
„ l'honneur que vous me faites de me con-
5, {u\icï^ ^^ Ofente fe rendroit peut-être avec
plaifir à des vérités démontrées fi poliment :
mais point du tout, on appuie brufquement
fur fa plaie, ô: loin de ménager fa foiblefîe,
le ton qu'on emploie pour le corriger eft pré-
ciicment celui dont on fe ferviroitpour lui di-
re Vous n'êtes qu'un fot. Après bien des ef-
forts pour ne pas lâcher un impertinence Al-
cefte la lâche du ton le plus révoltant. Fran-
chement il eft bon à mettre au cahmet^ s'il faut de
pareilles traits à la Philofnphie pour vous la
rendre ac^^réable vous êtes fondé à regarder, Àl-
cejte comme un fic:;c , mais les autres vous
regarderont vous & lui comme deux &c.
^Mettez vous M. à la place à'^Oronte , fup-
pofez que je fois de votre connoilTance , ou
plutôt que défirant de lier avec moy, vous
m'ap-
A Mr. ]. ]. ROUSSEAU. 109
m'apportiez vôtre Libelle à M. d'Alembert,
pour avoir un approbateur de plus. Que di-
riez vous de moy fi pour toute reponfe à vôtre
politeffe & à une marque de confiance fi flat-
teufe, que diriez vous dis je fi , comme je le
fenfe^ je vous difois brufquement , franche-
ment il eft bon à mettre au cabinet ? Ma franchi-
fe vous fêmbleroit elle de la grandeur d*ame ou
de Pimpertinence? Je ferois, j'en fiiis fur, à
vos yeux un fot , un brutal , un impoli mé-
prifable. Eh bien, M., tel eft Alcefte aux
yeux des gens fenfés; tel eÇ(.\t Mifantrope c\\xq
Molière a voulu faire & qu'il a fait. Ce n'eft
pas le vôtre à la vérité , il fèroit encore
plus odieux, s'il reiïembloit à Sigismond, com-
me vous le voudriez. Ce ne feroit plus un
Mifantrope mais un fage , s'il étoit infènfible à
tout ce qui le regarde perfonnellement, comme
vous voudriez encore. Ce Public ne gagne-
roit pas au change j il ne lui feroit pas plus
avantageux de voir transformer Philmte, en
hypocrite , en indifférent , en bavard , comme
vous prétendez qu'il eft: croiez moy M. dif-
penfez vous d'enièigner à Molière comme on
traite bien un caradere & comme on fait une
bonne Comédie & fouveaez vous de ce que
vous avez dit vous même & que j'ay déjà
cité que de petits Auteurs comme nous trouvent
des faites ovi les gens d'un vrai goût ne voient
que des beautés.
Vous reprochez à Molière que dans la vue de
faire rire aux dépens du Mifantrope , il lui fait
quelque fois tenir des propos d^un goût tout con-
trai"
no L. H. D A N C O U R T
traire au cara^ere qu'ail lui donne : telle eft cette
f ointe.
La pefie de ta chute , Empoifonneur au
Diable.
En euffe tu fait une à te cafîer le nez.
pinte d^autant plus déplacée dam la bouche du
Mifantrofe , qu'ail vient d en critiquer de plus
fupportahles dans Je Som et cPOronte.
Rien n'eft moins réfléchi que ce reproche :
ce que vous appeliez une pointe dans la bou-
che à'^Jlcefte n'en eft pas une ou du moins c'en
eft une qui devient un bon mot parla circon-
ftance j telle que ces pointes qu'on lâche dans
la converfation&qui font tout l'effet des bons
mots , eu égard à l'impromptu , au gefte , au
ton , à la circonftance qui les accompagnent :
exemple.
Lorfque le Cardinal J<2;^/<7;?, dKo'it à. Boileau
qu'il devoit changer de nom & au lieu deBoi-
leau fe faire appeller i&(?ii;w, cétoit une pointe
froide & platte Le Cardinal voulcit faire ri-
re, on lefentoit, on ne rit pas; mai.dorfque
Eoileau lui repart WimTpïom^iu Monfeigneur .,
'vôtre Eminence devrait avjfi danger de nom ^au
lieu de Janfon fe faire appeller Jean Farine. On
rit fans doute beaucoup parce que fa pointe
avoit le mérite de Timpromptû que n'avoit pas
celle du Cardinal. Lorfqu'Oronte vient lire
un Sonnet tiffu de pointes réfléchies qu'il croit
des bons mots,fon Sonnet doit déplaire com-
me la pointe ànC^ràmû Janfon: des jeux de
mots penfés & médités ne peuvent pas pro-
duire
A. Mr. J. J. ROUSSEAU. m
duire d'autre effet. Qu.and Alcefie en colère dit
fans réflexion une pointe , elle fait rire précife-
ment parce que Pintention à^ Alcefie n'eH pas
de faire rire & fa boutade, fon ton, lacircon-
ftance, ion a;eil:e & FimprompLû font de fa
pointe un très bon iiiot=
C'eft d'ailleurs unir l'exemple au précep-
te, de même qu'Korace&Defpréaux ont fait
dans leur art Poétique.
Et de fin dur marteau martellanî le bon fins^
eil un vers très dormis exprès pour apprendre
aux jeunes Pcëtes à n'en pas faire. Molière
en mettant une pointe dans la bouche du Mi-
fantrope leur apprend par elle, dans quelle
circonftance & avec quels accompagnemens
elle peut devenir un bon m.ot. C'eft une
chofe que les feuls gens de goût font capables
de faifir ; mais vous nous avez averti que le
goût n'eft pas de vôtre goût.
Morhleu , njd complaifiint , "00111 louez des fott'tfis.
Ce vers eft une boutade très bien placée dans
la bouche d'un bouru& j'a'i'Oue qu'une poin-
te iroit mal après elle : mais ce que vous ?.p-
pellez une pointe paroit aux autres une ie-
conde boutade toute auffi cauftique mais plus
plaifante que la première, & qui peut fort
bien , fans faire tort à la Vertu garder la pla-
ce qu'elle occupe.
Que vous la rendriez haïlTable cette Vertu ,
fî vous étiez fon feul Prédicateur! Vous croiriez
la faire parler naturellement , quand tout le
monde lui trouveroit la groifiereté des halles^
la brutalité des For te- faix. Molière l'enten-
doit
112 L. H. D A M C O U R T
doit mieux , ne vous deplaife , fi Ton Mifan-
trope eut toujours dit des injures groiîîeres, il
auioit révolté ; il lui en fait dire de plaifan-
tes, il amufe.
La force du cara^êre vouloit qi^Akefte dit
Irufquemenî à Oronte , "jôîre Sonnet ne 'vaut rien.
Point du tout , la force du caradere ne vou-
loît point cekr Les je ne dis pas cela repettés
font le coup de pinceau que la force du ca-
radere éxigeoit & décèlent le grand maitre.
Comme un homme qui marche fur le ver-
glas trébuche , vacille , s'efforce envain de
garder l'équilibre toujours prêt à lui échap-
per , & tombe enfin d'une chute que fes ef-
forts pour fe retenir rendent encore plus pe-
fante j de même Jlcefte en qui la rai f on s'ef-
force en vain d'enchaîner le caractère eft
dans le cas de l'homme qui trébuche fur la
glace : par fes réticences , il annonce une
brusquerie, une impertinence qui va paitir
avec d'autant plus d'effet qu'il a fait plus
d'efforts pour la retenir.
Si Alcefte fe fut contenté de dire brusquement
Votre Sonnet ne vaut rien ^ fon caraâerey aii-
roit perdu ces traits admirables, on n'auroit
vu qu'un homme grofÏÏcr, on n'auroit pas
vu Alcefte^ & cette grande véracité que vous
lui prescrivez n'efl gueres le propre que des
ruftres, des ivrogne-^, ou des infnknts par-
venus : au lieu c^n' Alcefte efl un homme de
naiffancejà qui lesfottifes ofienfantes doivent
coûter quelque peine à proférer. _
Le tempérament parle chez lui plus fbu-
vent
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 113
vent que le cœur & voilà pour quoi il fait
rire au lieu de faire horreur quand il dit ces
quatre vers hyperboliques.
. . A moins qu'un ordre exprès du Roî
ne vienne.
De trouver bons les vers dont on fê met
en peine.
Je foutiendrai toujours, morbleu , qu'ils font
mauvais
Et qu'un homme eft pendable après les avoir
faits.
Pourquoi Molière fait-il rire au dépens
à^Alcefte parce que les originaux , les fages de
fon espèce font encore plus ridicules que
vicieux , & que la plus grande peine qu'on
puifTe infliger à lorgeuil Philofophique c'eft
de faire rire à fes dépens. Akefte aufll fe fâche-
t-il dès qu'il voit rire de fes hyperboles, ce
qu'il exprime très naivement par ce vers.
Par la fanhleu ! Mesfieurs ,_/> ne croiois pas être
Si plaifant que je fuis.
Le Public rit à fon tour de la mauvaiie
humeur d Alcefte & fait bien fans doute. Le
ridicule du Mifantrope tombe à plomd fur le
vice qui en eft la fource & ce vice n'en eft fû-
rement pas moins odieux , quoiqu'il ait fait
rire par les chofês comiques qu'il occafionne.
Il n'eft d'ailleurs pas moins honteux pour les
vicieux de fiire rire à leurs dépens que de
révolter. Souffrez donc M. que l'on rie. Souf-
frez qu'un Mifantrope foit ridicule, & qu'on
H aime
n4 I./H. DANCOURT
aime un Philofophe poli , doux , & discret.
Ke donnez point un masque odieux à Philin-
te , pour en prêter un gracieux à Alcefte , ils
perdroient tous deux àla Métamorphofe que
vous leur prescrivez : laiffez nous voir les gens
tels qu'ils font, & que leur père les a faits 5
& foiez fur que la Vertu ne s'ofFençera pas
plus de nous voir rire d'un fou qui deffend la
vérité comme un Dogue , que de nous voir
eftimer la prudence, la politefîe, & lacom-
|)laifànce d'un homme qui fe contente d'être
honnête homme lui même en pardonnant aux
autres leurs deffauts,
■ Comme vices unis à Vhumatne Nature.
Sachez M. reconnoitre dans Philinte un
homme vertueux , un amant raifonnable , un
ami tendre , iincere , & confiant : fâchez qu'un
fège à vôtre façon feroit une efpece de fou tel
que fat Diogêne: fâchez enfin que la Vertu
lùm d'exclure les qualités fociales leur adon-
né l'être elle même: elle eft donc bien éloi-
gnée de profcrire la politeffe , la prudence , la
complaifance & la difcrétion , & de prendre
des Ours pour fes Avocats.
Voilà Molière , je crois , fuffifamment difcul-
pé de vos reproches : je ne crois pas qu'aucun
homme fênfé qui lira cette réfutation, le
regarde déformais comme un Auteur dangereux:
vôtre conféquence tombe abfolument : c'eft
le fort qu'un principe faux lui préparoit &
devoit vous faire augurer.
Vous ne voulez pas faire à Dancourt l'hon-
*ieuf de parler de lui , je n'ay pas le cœur
aflcs
A Mr. ]. J.ROUSSEAU. nj
-affés corrompu pour vouloir excufer la licence
des fujets qu'il a choifi; auffi ne confeille-je
pas aux pères & ineres d'affecler de faire voir
iès Pièces à de jeunes filles. L'enfance les
premières années de l'adolefcence laifTent 'en-
core trop de pouvoir fur leur cœur à des im-
prefîlons libertines : mais vous m'avouerez
que ce qui eft très dangereux à douze ou
quinze ans, eft très indifférent à vingt-cinq
ou trente. On fçait alors beaucoup pîîis que
les Pièces de Dancourt n'en peuvent appren-
dre. La ]e(5lure ou la reprélèntation de ces
Comédies n'eft donc pas plus dangereufe que
ces chanfons bachiques qu'on entonne aux
defferts de prefque tous les repas joieux 8c
qui pourtant n'ont jamais fait un ivrogne d''un
buveur d'eau.
Ce font des jeux d'efprit d'autant moins dan-
gereux qu'ils ne font reçus que pour ce qu'ils
font.^ Regnard eft néanmoins bien plus fa-
cile à difculper que Dancourt , fur-tout par
rapport au Légataire : cette Pièce qui vous fait
proférer cette \onguQ Capucim^e.
Ceft une chofe incroiahle ^ quavec V agrément
de la Police, on joue jubliquement au milieu de
Paris une Comédie ou dans P appartement d^un
oncle qu'on 'Vient de 'voir expirer, /on neveu Phn-
néte homme de la pièce , s'occupe avec fon digne
cortège , des foins que les loix paient de la corde.
Faux a^e, fuppofiîion , vol, fourberie ^menjcnge.
inhumanité^ tout y eft^ tout efi applaudi.
Quelle déclamation ! Mais on y peut ap-
pliqucï cette penfée.
H 2 />,;,-,
ii6 L. H. D A N C O U R T
Parîurtent montes^ m/cet ur ridicuîus Mus.
La montagne en travail enfante une foiirts.
A vous entendre on diroit que Regnard a
fait fa Pièce exprès pour y introduire & légi-
timer tous les crimes que vous dites. Mai»
le {ev] reproche qu'on ait à lui faire, c'eft
qnefa?"é:e n'.'^ft qu'amufante , au lieu d'être
ir-ltrr/live. C'eft une farce furchargée de
traits fi burlesques , qu'on ne penfe pis à en
tirer la morale qui en réfulte , à fçavoir , que
des Teftateurs avares & cacochimes faut bien
fous de s'imaginer que les empreffemens de
leurs Légataires ayent d'autre principe que
l'intérêt de ceux-ci. Quoique vous en difiez^
cette réflexion n'eft pas plus difficile à faire
en faveur de la Pièce , que toutes celles que
vous avez imaginées contre elle & vous é^tes
par conféquent le feul pour qui cette Pièce
ait été dangereufe. Si comme tout le monde
vous eulTiez voulu voir la Pièce dans fonyé-
iitable point de vue , vous auriez fenti qu e»
jouant la fcene du Gentilhomme bas Normand
du ftile & du ton de Cri/pin, qu'en jouant le
rôle de veuve avec des mouftaches, un homrne
tant foit peu fenfé tel qu eit Geronte feroit dif-
ficilement la duppe de la figure, des proposa
du traveftiiTement d'un valet fourbe & qu'un
demi-quart d'heure d'entretien ne fuffiroit pas
pour convaincre un homme de fa parenté avec
deux ori2;inaux auffi ridicules que le Gentil-
homme & la veuve. ^
Croiez vous que deux Notaires très bien
connus d'un Teftateur, habitués d'ailleurs a
faire
A Mr. J. J. ROUSSEAU 117
faire fès affaires, pourroient écrire un très
long Teftament fousladidéedeCrifpin, fans
s'appercevoir qu'on les trompe? Enfin croiez
vous que perfonne s'imagine qu'une pareille
fourberie découverte , les adeurs en feroient
quittes pour s'excufèr fur la Léthargie de la
duppe? Mettez vous M. à la place de Géron-
te , fuppofez que vous aiez autant de bon fèns
qiie lui & que vous foiez auffi avare en mê-
me tems, Crifpin, Lifette, & vôtre neveu,
bas Normand & vôtre nièce du Maine, vous
en impoferoient ils? Ratifieriez vous fi bon-
nement que lui le Teftament furtif? L'abfiir-
dité de ce dénouement ne doit il pas juftifier
la Pièce à vos yeux. RafTurez vous dont M.
je vous reponds qu'aucun Faufi^àire ne s'y pren-
dra jamais aufli maladroitement que le Léga-
taire pour faire un faux ade : Crifpin & Li-
fette font des fourbes trop abfurdes pour fèr-
vir jamais de modèle; tous trois enfin font
trop mauvais profefi^eurs en friponnerie pour
faire jamais des écoliers dangereux. Tout co-
quin qui n'aura pas d'autres maîtres n'écha-
pera pas fûrement à la corde dès fes premiè-
res tentatives.
Voilà , je crois , les reproches efl^èntiels que
vous faites à la Comédie afl^es bien combattus
pour qu'il me foit permis de négliger tous les
autres Paradoxes que vôtre prévention vous a
diétés. Il m'a paru qu'en réfuter folidement
trois ou quatre c'étoit les réfuter tous, puis-
qu'ils partent tous d'un même principe dont
j'ai prouvé la faufl:èté, en détruifant les con-
H 3 fé-
2i8 L. H. D A N C O O R T
féquences qu'il vous a plû d'en tirer. Si ce-
pendant parmi les argumens que j'ai négligés
il s'en trouve quelqu'un qui vous paroifîè plus
puiffant que ceux que j'ai attaqués & fi vous
vous imaginez que j'aie évité prudemment d'y
répondre , défabufez vous : ils m'ont paru
tous également faciles à vaincre , & je ne re-
fuferai point de rentrer en lice fi vous le ju-
gez néceffaire : vous n'aurez qu'à m'en indi-
quer la néceflité. Comme à chaque ligne de
vôtre ouvrage je trouve une faute à repren-
dre 5 vôtre volume m'en feroit faire douze fi
je ne négiigeois rien , ce feroit ennuier le Pu-
blic & moi-même: cette raifon je crois m'au-
torife à l'abrégé.
Je n'emploierai pas plus d'efforts à deffen-
dre la caulê des Dames , que celle de la Co-
médie; cet objet me procure l'occafion de
vous attaquer à mon tour. L'aflaut ne feroit
pas brillant fi l'un des Gladiateurs étoit ré-
duit toujours à la parade.
C H A P I T R E IV.
Apologie des Dames.
tempora ! ô mores \ Les Auteurs concourent
à Penvi à donner une nouvelle énergie^
un nouveau coloris à cette faffwn danger eufe ^
(b amour) &' depuis Molière ^Corneille, on
ne voit plus réujjir au 'théâtre que des Romans.
Racine, Crebillon, Voltaire, la Grange
Regnard, Deftouches, Piron^ GrelTet , Ma-
O
A Mr. J. ]. ROUSSEAU. 119
rivaux, BoiflljVôus n'êtes que des faifeursde
Romans. Jean Jaques RoufTeau de Genève
l'a dit j oferez vous en appeller. En vain
Horace & Despréaux chanteroient que vous
n'avez produit que des caraéteres ignorés ou
entièrement négligés par les Anciens, en vain
ils applaudiroient à l'ufage que vous avez
fait de l'Amour , en vain vous aurez juftifié
cette paiTion en ne lui donnant que la Vertu
pour principe, en vain vous aurez peint des
couleurs les plus noires , toute pafiion qui
n'a pas la Vertu pour objet, vôtre Cenfèur
atrabilaire trouvera que tous vos ouvrages
font des Romans , il le dira , il l'écrira , &
fès zélés Cathemmines ^ l'en croiront fur fà
parole. Mais cette qualité de Roman qu'il
donne à vos écrits en exclut elle la Vertu?
C'efI: ce qu'il n'a pas dit: au contraire, il
trouve mauvais que vous donniez tant d'ap-
pas à cette vertu , ce n'eft pas là félon lui le
moyen de la faire aimer : ce n'eft pas à fbn
avis fçavoir faire une Pièce que d'y propofèr
à détefter un fcélerat, que d'y faire rire aux
dépens d'un vicieux ou d'un ridicule, que
d'y propofèr à imiter un homme d'une vertu
extraordinaire : nôtre biHieuxGénevois ne veut
pas vous permettre de peindre les miracles de
la nature , ni le triomphe de la raifon , il veut
au contraire que l'un & l'autre fbient ren-
fermées dans les bornes étroites où l'extra-
vagance des hommes & leurs paflions les res-
ferent ordinairement.
Le Genevois qui n'a jamais connu fans
H 4. . doute
120 L. H. D A N C O U R T
doute de gens d'une vertu extraordinaire , ne
veut pas qu'on peigne d'autres mœurs fur la
fcene Françoifè, qu'on n'ait point d'autres
Héros ni d'autres Acleurs que ceux des Grecs.
Pourquoi Diantre aufli , MelTieurs , vous avi-
fèz vous de mettre d'honnêtes femmes au
Théâtre , fi vous aviez le goût grec , vous
n'y mettriez que des Courtifanes , des Parafi-
tes, des Ganimedes & des Antinous: con-
vient il donc à de plats modernes d'ofer
mieux faire que les Anciens èc de ménager
les oreilles chartes. Vous convient il , Mes-
fîeurs 5 d'ofêr faire des Tragédies, vous qui
n'êtes ni Miniflres, ni employés dans, les
affaires d'Etat, vous qui par conléquent ne
pouvez imaginer des fituations analogues à
des intérêts d'Etat. l'Hiltoire & le Gouver-
nement des Monarchies peuvent-ils produire
des plans afles fublimes: c'ell: aux feules Ré-
publiques à qui cet honneur eft réfêrvé, c'eft
à Rome, à Athènes, à Lacédémone, à Luc-
ques, à St. Marin, à Genève fur-tout à qui
il eft exclufîvement accordé d'avoir des Héros j
c'eft dans une Ville célèbre comme cette der-
nière qu'une Politique fublime prépare des
événemens Dramatiques. Trois grandes Puis-
fances l'environnent ; ce n'eft pas comme on
fe Teft imaginé jusqu'à préfent , à la jaloufie
réciproque de ces trois Puiftances; ce n'elt
point à l'attention & à l'intérêt que chacune
d'elles a d'empêcher une de fês rivales de
s'en emparer , que Genève doit fâ tranquillité ,
t'eft à fa crainte qu'elle infpire & comment
ne
AMr. ). ]. ROUSSEAU. 121
ne trembleroit-on pas à Ion asped , Tes Bour-
geois favent tirer le Canon, ils ont le coura-
ge de faire dix lieues pour tuer un perdreau ,
quand ils ne font encore que des poliflbns,
ils fe caflent le nez & fe pochent Pceil avec
une bravoure que nos feuîs crocheteurs peu-
vent leur disputer. Attendez que quelque
Puilîânce téméraire & jaloufe de la fplendeur
de cette nouvelle Sparîe^s'^ivKQde l'attaquer ,
que de Leomdas 3. fon fervice! C'elt alors ,
Meflleurs les Tragiques , que vous aurez des
Héros à peindre, jusque là vous ne peindrez
que des Don Quichottes.
L'imbécile Public s'étoit imaginé depuis
long-tems que l'Achille de Racine, le Bri-
tannicus , la Phèdre , l'Athalie , Atrée , Thies-
te , Pirrhus , Eledre Orosmane, Zaïre
étoient des perfonnages vraiment tragiques:
qu'il eft heureux ce Public d'avoir un pré-
cepteur comme Jean Jaques Roufleau pour le
tirer de fon aveuglement!
Apprenez , Public, qu'Achille a tort d'ai-.
mer Iphlgénie: Britannicus , Junie : Oros-
mane, Zaïre: toutes ces Dames ont trop de
vertu , il ne leur eft pas permis d'en avor-
tant ; Jean Jaques ne le veut pas, fi les Au-
teurs l'entendoient mieux félon lui Iphigénie
feroit une Prude , Junie une Coquette & Zaï-
re une Catin , car voilà, dit Jean Jaques,
comme les femmes font faites c'eft doncainfî
qu'il faut les repréfenter ou fe réfoudre à
paiïbr pour un Auteur de Roman.
Je vous infulterois presqu'autant que vous
H 7 le
Î22 L. H. D A N C O U R t
le méritez fi je m'arrêtois plus longtems à l'i-
ronie, je reprens mon férieux pour répondre
à ce qui fuit.
// peut y avoir dans le monde quelques femmes
/lignes d'hêtre écoutées dim honnête homme ^ mais
ejt-ce d''elles en général qu^il doit prendre confed ,
^ ny aurait il aucun moyen d'^homiorer leur
j'exe ^ fam avilir le nôtre?
Point de Pyrronisme j non feulement il
peut y avoir , mais il y a des femmes dignes
d'être écoutées d'un honnête homme. Il y a
beaucoup plus de femmes vertueufes que
d'hommes vertueux , c'eil un fait ; j'en fuis
îTiché pour vous & pour nôtre fexe ,* mais il
nVil: que trop certain que le mérite & la ver-
tu des femmes nous aviliffent , & fi vous y
re<:5ardez à deux fois, vous ferez contraint de
m'avouer qu'il n'ert pas moins étonnant qu'il
y ait un fi grand nombre de femmes eftim.a-
bles avec le peu d'éducation qu'on leur don-
ne en général, qu'il eft furprenant de voir fi
peu d'hommes eftimablcs avec l'éducation
qu'ils reçoivent. Je fçai bien que vous pour-
riez pour juftifier vôtre opinion , nous met-
tre au niveau des femmes par raport à l'édu-
cation: il vous {êroit facile de prouver que
celle qu'on nous donne ne vaut gueres mieux
que celle que les femmes reçoivent. On ne
nous montre pas la Vertu dans les Collèges;
mais le Grec & le Latin j c'eft moins à nous
rendre honnêtes gens que l'on penfe qu'à
nous donner un peu d'esprit & quelque ver-
nis de favoir: cependant cette raifonneiufti-
^ ' fie
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 123
fie pas les hommes , nous avons l'orgueil de
penfer que nous avons PAnie naturellement
plus élevée que les femmes, & nous nous
croions fort au deffus de leurs foiblefles : nous
prétendons avoir le cœur mieux fait & l'es-
prit plus folide j c'eft ce qui nous refte à
prouver. Puiscjue nous avons de nous une
opinion fi haute, aux dépens des femmes,
pour quoi donc avons nous des défauts en
plus grand nombre , &: bien plus infuppor-
tables que les leurs ? Calculons. Combien
d'ivrognes contre une femme fujette au vin ?
Combien de libertins effrontés & qui font
trophée de leurs débauches contre une femme
perdue?
Combien d'hommes brutaux & groffiers,
contre une femme peu mefurée dans fes ac-
tions & dans {es propos?
^ Combien de menteurs & de fourbes , com-
bien de joueurs forcenés , combien d'escrocs &
de Chevaliers d'induftrie ? Combien de filoux ,
combien de voleurs de grands chemins ? Com-
bien d'affafiins, combien de monftres par-
mi les hommes, contre une femme à pendre?
Ce catalogue ne fait il pas frémir? Oferiez
vous dire que les femmes ont les vices ci-
deffus détaillés au point au quel les hommes
en font entichés.
Vous en conviendrez û vous voulez • mais
il n'en fera pas moins vrai que les femmes
font plus vertueufes, plus attentives aux de-
voirs de la Religion & de la fociété , plus
dou-
124 J- H. D A N C O U R T
douces, plus foumifes, plus compatiffantes ,
plus patientes, plus fobres que les hommes
en général : elles ont des vices & des défauts
j'en conviens , mais elles n'en ont aucun que
nous n'aions comme elles, & nous en avons
d'horribles que nous n'ofons leur reprocher.
Vous venez de les entendre nommer. Que
conclure donc , fi non que les femmes
îaiiïant moins échapper de marques de cor-
ruption font en effet moins corrompues , que
leur attachement à la Vertu prouve qu'elles
font plus raifonnablcs, & qu'étant plus rai-
fbnnables, ilconvient de les faire parler rai-
fon? Mais c'eft avilir nôtre fexe, mais pour-
quoi s'avilit il lui même? C'eft rendre feu-
lement juftice aux hommes & leur appren-
dre, ce qui n'eft que trop vrai, que les fem-
mes qu'ils méprifent , font plus eftimables
qu'eux.
Ce raifonnement eft clair & vous prouve
que vous ne faites pas un grand facrifice,
quand vous avouez que le plus charmant objet ^e
h Nature , le plus capable d^ émouvoir un cœur
fenfibîe S^ de le porter au bien eji une femme ai-
mable ^ vert ueufe : mais vous ajoutez mécham-
ment cet Objet celeftel où fe cache-t-iU Où?
Par-tout où vous trouverez des hommes cé-
leftes^ par-tout où il y a des hommes fages,
des pères & mercs vertueux, c'eft là M, qu'on
trouve des filles à marier fages & vertueufes ,
modeftes & capables par leur exemple, leurs
confeils & l'amour quelles infpirent déporter.
au
I
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 125
au bien un jeune homme dont Is penchant
Pentraînoit au défordre.
Ces objets céleltes font rares à la vérité ,
mais pas autant que vous croiez. On en tire
tous les jours du Couvent ; il en fort tous les
jours des mains de leurs parens, pour entrer
dans le Monde. Leur naiveté peint leur can-
deur ; mais les hommes ont grand foin de rl-
diculifer cette naiveté. Les gens fages ne
voient dans leur fimplicité qu'un gage pré-
cieux de la pureté de leur cœur. Quels objets
céleCtes aux yeux de la Raifon ! Quels objets
ridicules aux yeux des fous & des libertins!
Voilà l'objet célefte entré dans le grand
Monde, qu'y va- 1- il voir.? Des éxtravagans ,
des adulateurs , des adorateurs , des conlèil-
lers perfides. Les coquettes jaloufes fe garde-
ront bien de lui confeiller la façon de s'y
prendre , pour plaire à la manière du jour.
Ce ne font donc pas les femmes qui corrom-
pront Vohjeî célefte: mais les petits maîtres,
les légiflateurs de Toilette vont s'emparer de
fon éducation & lui donner tous les vices du
tems. Ils la rendront adorable à leur maniè-
re. Voilà Vobjet célefte devenu terreftre : à qui
la faute , s'il vous plait ? N'eft ce pas celle des
hommes j de ces hommes plus capables que
jamais de corrompre les objets céleftes & de
métamorphofer les modèles de vertu , en ori-
ginaux vicieux & ridicules.?
PafTons maintenant à un trait qui vous met
en contradidion avec vous même. Ce que
vous dites ci-deffus pour prouver que le fpec-
tacle
Ï26 L. H. DANCOURT
tacle ne peut porter le goût de la Vertu dans
nos cœurs fe trouve anéanti maintenant
écoutez vous vous même.
^''im jeune homme rPât vu le moniie que fur
la Scène , le premier moien qui s^ offre à lui pour
aller à la Vertu efi de ckrcher une Maître J]e qui
Vy conduife , espérant lien trouver une dme ou
une Confiance , c''eft ainfi que fur la foy d^un
modèle imaginaire %c. Nescius aurse fallacis le
jeune tnfenfé court fe perdre en penfant devenir
Voilà donc un jeune homme tellement
épris de la Vertu Scenique qu'il ne trouve
d'objet eftimable que celui qui reffemble le
mieux à deux perfonnages de Théâtre , Con-
(tance & Génie : donc le Théâtre a le pou-
voir de faire aimer la Vertu.
Mais „ Nescius aurd fallacis le jeune in-
„ lenfé court fe perdre en penfant devenir
„ fage. „ L'intention du jeune homme eft
louable ; il eft édifiant que le Théâtre l'ait
fuggerée^ mais il efl injufle de vouloir faire
retomber fur la fcene , la maladreffe, l'a-
veuglement 5 le défaut de jugement du jeu-
ne homme , qui trop précipité dans fon
choix , en a fait un mauvais. C'eft une Gé-
nie qu'on lui difoit de choifir & non pas
une hypocrite.
Tout ce que vous dites des Anciens à l'é-
gard des femmes prouveroit bien plutôt leur
impolitelTe que le cas qu'ils faifoient de leur
Vertu. Que les Spartiates s'oppofalfent à ce
qu'on dît du bien des femmes & qu'on fit
l'é-
A. Mr. J. J. ROUSSEAU. 127
réloge de leur Vertu on pourroit en conclu-
re que la Vertu des femmes leur étoit aiîes
indifférente, tout auffi bien que vous en con-
cluez que leur (ilence fur la Vertu de leurs
femmes étoit un hommage qu'ils lui ren-
doient. Pourquoi dont préconifoient ils le
courage & les autres Vertus de leurs Hé-
rols, s'ils croioient le (ilence plus honorable
que la louange ? Je ne vois moi qu'une bru-
talité blâmable dans la colère de vôtre Spar-
tiate, qui ne veut pas entendre l'éloge ^r'zm^
femme de bien : je m'imagine lui entendre dire
encore ce qu'il penfoit apparemment j fî cette
femme eft façre elle ne fait que fon devoir ;
mais on efl: très louable en ne faifant que fon
devoir , quoiqu'en fe dispenfant de toute œu-
vre de furérogation. Si ce n'eft pas cela que
vôtre Spartiate vouloit dire, pourquoi re-
procher au panégyrifte qu'il médifoit d'une
femtne de hiCM? Médire c'eft dire du mal: or
dans ce iêns le Spartiate eft un imbécile de
fe fâcher contre quelqu'un qui loue au lieu
de médire: fi c'eft un reproche fin au pa-
négyrifte de ce que par des louanges hyper-
boliques il s'empêchoit d'être crû, ce n'eft
plus blâmer la louange, c'eft blâmer feule-
ment une exagération préjudiciable à l'élo-
ge , en ce fens le Spartiate eft un homme
d'esprit , fans que cela prouve qu'il n'étoit pas
permis à Lacédemone de dire du bien d^une
honnête femme.
Dans la Cûniédie des Anciens , P image du Vi^e
à
128 L. H. D A N C O U R T
à découvert les choquoit moins que celle de la pu*
deur ojfenfée^
Quel galimatias eft ceci ? Qu'eft ce que c eft
eue l'imaj^^e du Vice à découvert qui ne cho-
que point la pudeur des Anciens? Qui peut
donc mieux oifenfer la pudeur que le Vice à
découvert? Pour la ménager cette pudeur, il
faut donc abfolument iliivant vôtre fiftémene
plus faire paroîtrc au Théâtre que des pro-
Itituées: eft ce ainfî que vous juftifiez la déli-
cateiTe du goût de vos pudiques Anciens: le
remède eft fin & fingulier au moins contre
Pimpudicité , mais vous avez à faire à des
malades opiniâtres qui ne fe (bumettront pas
à Pordonnance , ils ont le palais trop délicat
pour avaler vôtre potion fans dégoût.
Chez nous la femme la tlus eftimce eft celle qui
fait le plus de huit , de qui ton parle le plus ,
qu''on voit le plus dans le monde , qui juge , tran-
che , dccide ^c.
Chez nous la femme la plus eftimée des
fous , c'eft celle là ; mais des fages ce n'elt
pas celle là.
Au fond les femmes ne favent rien : à qui la
faute ? Elles favent tout ce que vous leur mon-
trez, Meflieurs les hommes : & que leur mon-
trez vous? Des bagatelles & des fottifes; elles
brodent, mais c'eft vous qui deflinezj elles
aiment les étofiés d'un goût capricieux , mais
c'eft vous qui louez ce goût & qui le leur in-
fpirez : ce font vos diflinateurs de fabriques
qui fe caflent la tête à imaginer des goûts
baro-
A. Mr. J. J. ROUSSEAU. 12g
baroques: encore un coup les hommes font
les^femmes ce qu'elles font: Sifigambis & fa
Bru pleuroient en voyant un rouet & des ai-
guilles qu'Alexandre leur envoyoit pour filer
& pour broder : pourquoi pleuroient-elles ?
Parce que les Perfes indolens & voluptueux
leur a voient appris à rougir du travail; Alexan-
dre s'honnoroit au contraire déporter une tu-
nique tiiïue de la main de fa mère & de fes
ffiurs: ces femmes ci tiroient donc vanité de
leur adreflè & de leur travail.
Depuis que la célèbre Maratti a étéadmife
à l'Académie des Arcadiens de Rome,, -cette
Académie n'a plus manqué de Dames qui ont
illuftré ce Portique. La célèbre Univerfité
de Bologne voit fans étonnement, mais avec
plaifir, V'AMlveSîgnoraLaura, Baffi.Veratiy
remplir avec la plus {grande capacité une de
fes chaires de Philofcphie Se de iMathémati-
ques.
La Signora deCantelli petite fille du cé\é-
oi-e Jaques deCanîelU fi célèbre parmi les Géo-
graphes d'Italie & l'époufedemon illuftreami
M. deTagliazucchi Poëte Italien de fa Maje-
fté le Roi de Pruife, prouve à Berlin comme
elle Ta fait à Rome dans VArcadie,c[nQ les fem-
mes peuvent réuffir dans les arts & les fcien-
ces auiTi parfaitement que les hommes.
Qiie diriez vous M. fi vous voiez cette Da-
me unu- au talent de la Peinture qui l'a fait
recevoir dans l'Académie de Bologne , celui
de la Poëfie qui l'a fait recevoir dans celle de
I Ro^
I30 L. H. D A N C O U RT
Rome, & qui lui a mérité les fuffrages dittin-
gués du feu Pape ?
Ce n'eft pas m'expofer à Pépithete de Va-
pifte que de vous citer pour garant du mérite
de quelqu'un un Pontife auiïï éclairé , mais
auffi pieux, aufli Philofophe, aufli connoif^
fent dans la partie des beaux arts , & c'elt
fans doute confirmer la réputation d'une per-
fonne célèbre que d'appendre au Public , qu'el-
le a eu le dode ,1e fublime ,PingénieuxLam-
bertini pour juge & pour approbateur. ^
Les plus éclairés > les plus illuftres Théo-
logiens de vôtre Communion s'honnoroient
de fon eftime, & quand vous vous en rap-
porterez à fon jugement & à fes lumières en
matière de goût vous ne ferez que ^ ce qu'ont
fait des hommes plus grands aflurément que
vous.
Madame de Tagliazucchi aonc peint en
migniature de façon à ne craindre ni rivaux
ni rivales en cet art.
Elle fait des Vers par lefquelles elle prou-
ve que le génie n'eft pas réfervé feulement
aux hommes : que ne puis- je traduire digne-
ment une Tragédie qu'elle achevé maintenant.
La force des caraderes , la beauté, la nouveau-
té des fituations, l'énergie & l'élégance du
ftile, le naturel des penfées, tout s'y trouve
avec l'exaditude peu commune aux Auteurs
de fa Patrie, de s'être renfermée dans les re-
Mes des unités. Je me contenterai de vous
traduire, ou plutôt de vous paraphrafer une
fcenc
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 131
fcene de cette Tragédie, pour vous faire ju-
ger fi non de la fublimité de fon ftile au
moins de la majeflé de Tes idées. '
Un Miniftre "fidèle & refpedable reproche
à un Ufurpateur fes cruautés politiques. Le
Tyran eft obligé de diffimuler le dépit que ce
fidèle fujetlui infpire par fes reproches: le fu-
jet de la Pièce, eft la fable de Philomek^ &
Mad. de Tagliazucchi y traite la terreur à la
Crebillon.
Il m'eft impoffible de rendre toute l'éner-
gie de fon ftile , & je vous avoue que le mé-
rite de fa Poëfie m'oppofe tant de difficultés
que j'ai cru devoir choifir non pas une dej
plus fortes fcenes de fa Pièce, mais celle qui
m'a paru la plus facile à traduire.
Elle fe paffe entre Terée, Teffandre confi-
dent perfide comparable à Narciiïè, & Leuca-
fins vieillard vertueux tel qu'un Alvarès
dans Alzire ou Burrhus dans Britannicus.
Scène. &c.
Terée J ^effandre Leucafms.
Leiicafms.
• Vous vouliez ma prefence :
Qu'attendez vous,Seigneur,de mon obeïfi"ance.
Te
eree.
Tu vois ami, tu vois les cruelles douleurs
Qui déchirent mon ame & font couler mes
pleurs.
1 2 De-
i^z L. H. D A N C O U R T
Depuis afîés longtems, mon Peuple les par-
tage .
L'amour qu'il a pour moi fans doute elt ton
ouvrage.
Je vois avec plaifir ce Peuple, comme moi,
Reconnoitre un grand homme , & même un
père en toi.
Fais ceiTer Tes chagrins j je laifle à ta fagefle
Lefcin de le calmer, de bannir fa trifteffe.
Moi même je ne puis là delTus lui parler ;
Mes pleurs me trahiroient , voulant le confoler.
Dis lui qu'aiïés longtems fa déplorable Reine
L'a vu fouffrir pour elle , & partage fa peine.
Le deuil de tous côtés fe prélente à nos yeux.
C'eft aigrir nos douleurs & je crois qu'il elt
mieux ,
Que le Peuple aujourd'hui célèbre la mé-
moire ^
Des exploits dons Bacchus honnora notre hil-
toire.
L'éclat de ce grand jour, & la pompe des
Diftrairont quelque tems les chagrins téné-
breux.
La Reine à ce fpeélable oubliant nos malheurs,
Peut-être arrêtera la fource de fes pjeurs.
Va, porte à mes fujets ma volonté fuprême;
Qu'il cache fes ennuis à la Reine , à moi
même.
Et qu'il attende tout d'un Maître tout puil-
fant ,
Que les Dieux ont formé julte & recon-
noiflant. -
LcU'
^ A Mr. J. ]. ROUSSEAU. 135
Leucafius»
Quel cœur affés farouche & quelle ame inhu-
maine
Pouroit être îniênfîble aux douleurs de k
Reine?
L'aflèmblage parfait de toutes les vertus
Eft l'objet des foupirs de nos cœurs abattus.
Tout ce qui peut charmer nous l'admirons en
elle,
Mais peut-être. Seigneur , que fa douleur mor-
telle.
Sert de prétexte au Peuple , & fes propres mal-
heurs
Sont les motifs fecrets qui font couler fès
pleurs.
'feréç.
Que dis tu? quel fujet auroit il de fe plaindre.
Confiant à m'obeïr, qu'aura-t-il plus à crain-
dre?
N'ai je pas effacé par affés de bontés,
Les horreurs de la guerre & fes calamités ?
Si mon bras a fait cheoir ces têtes orgueilleufès,
Qui fomentoient toujours des ligues dange-
reufes ,
Ce fut pour fon bonheur que je les fis tom-
ber :
Tous ces Chefs ennemis l'auroient fait fuc-
comber
Sous le poids accablant d'un joug dur & ter-
rible j
I 3 Je
ï34 L. H. D A N C O U R T
Je prévoyois fon fort , mon cœur y fut fen-
fible;
Les Dieux ont fécondé mes généreux pro-
jets,
Et la paix par mes foms règne fur mes lu-
jets.
Eft ce à toi d'adopter leur indigne caprice ?
Ton coeur ne fait il pas me rendre mieux juftice?
Leucafius.
Dufllez vous me punir de mafîncérité,
Sans crainte , je ferai parler la vérité.
Ce Peuple malheureux que des flatteurs per-
fides
Aiment à voir trembler fous vos mains ho-
micides ,
Loin d'ofer murmurer des maux qu'il a fouf-
ferts ,
Sembloit s'accoutumer fous le poids de vos
fers :
Le facrilege affreux, la flame & le carnage
JS'ont ceffé dans nos murs que par fon efcla-
vage.
Quoiqu'il ait vu tomber fes Autels & fes Dieux
Prophanés par l'horreur d'un défordre odieux;
Quoiqu'il ait vu le fang des enfans & des
mères
Se conf mdre en coulant avec celui des pères;
Quoiqu'il voie aujourd'hui fes temples dé-
molis ,
Sous des débris affreux fes Chefs enfevelis,
Les palais renverfés , les maifons écrafées ,
Par
I
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 13^
Par la faulx des Soldats Tes Campagnes rafées,
Peut-être qu'il perdroit ce trilte fouvenir.
S'il pouvoit fê flatter d'un plus doux avenir;
Mais il connoit trop bien que des horreurs
nouvelles
Lui préfagent encore des épreuves cruelles.
^ejfandre.
Eh quoi Leucafius ofê.
Leucafius.
Je parle au Roi ,
Il daigne m'écouter , Barbare , écoutes moi.
Oui ce Peuple laffé de fa douleur amere
Ne peut fouffrir longtems l'excès de fa mifère.
Déjà las de trembler , fon trop jufte courroux,
Des maux qu'il a fouffert , (è fut vengé fur
vous,
Seigneur , mais 'le refpeft qu'il conferve à la
Keine,
Dans vos fers accablants le retient & l'en-
chaîne.
Quel charme affés puiiTant , Seigneur , l'y
retiendra ,
Qui pourra l'appaifer ? alors qu'il apprendra
Que de fes Défenfeurs , les déplorables relies
Viennent d'être immolés à vos foupçons fu-
neftes.
Aux pieds de nos drapeaux , deux cens no-
bles Guerriers
I 4 Ont
136 L. H. D A N C O U R T
Ont tombé fbus les coups de lâches meur-
triers.
Ce n'eft pas l'ennemi , mais ce font vos Si-
caires ,
Qui portèrent fur eux leurs poignards fan-
gui n aires.
Oui, Seigneur, je fais tout, & je vous parle
initruit.
De ce maflacre affreux quel peut être le fruit?
Dans vos yeux enflâmes, je lis vôtre colère j
Puifque de vos fujets vous me dites le père,
C'elt ainfi que mon cœur a dû parler pour
eux.
Je prévois mon deftin , fans doute il eft af-
freux :
Mais en m'applaudiflant d'une louable audace,
j'attendrai fans pâlir le coup qui me menace,
Trop heureux de mourir pour un motif il
beau.
La gloire me firivra jufques dans le tombeau.
Et ce refte de fang qui prolonge ma vie ,
Coulera fans regret pour ma chère Patrie.
Tcre'e répond à ces reproches par une tira-
de hypocrite mais fi artiftement écrite que
le Spedateur ne peut être fa duppe quoique
Leucaiius doive être perfuadjé. Je fcrnis
tort à la Pcëfie deMad. de Tagliazucchï fl je
la touchois d'avantage je fêns combien elle
s'altère fous u\i plumie,c'eit ce qui me force
à ne pas vous donner un plus long échantil-
lon de fes talens , dès que l'original paroitra
vous me fçaurez gré de mon fcrupule, il
me
A Mr. J, J. ROUSSEAU. 137
me (uffit de vous avoir prouvé par ce peu de
ver^.qu'elle fçait peniêr en grand- homme.
Afin qu'on en juge mieux je transcrirai ici
un de fes Sonnets dont la poëfie a paru à
toute ritalie répondre à la fubl imité du fiijet.
Talora 11 mio penfier m'alza fu l'aie,
Che a lui la Fede fi fa fcorta , e duce ,
E penetrando i Cieli mi conduce
Fin dove fiede Tddio vivo, immortale:
E là il ves^g' io fblo a fe ftefîb uguale
Cinto d'eterna inacceffibil luce,
Che da fe fol col fuo faper produce
Quanto da fe a capir Puomo non vale.
Fremer fento al fuo pie tuoni, e faette,
L'odo dar legge ai fecoli futuri,
E regolare délie sfere il corfo j
E veggo^ un cenno fuo da' loro oscuri
Antri uscir gli Acquiloni che fiil dorfo
Portan gli ftrali délie fue vendette.
Si ce Sonnet dont le ftile a paru à Rome
avoir quelque conformité avec leltile de Da-
vid ; fi le morceau de Tragédie traduit ci des-
fus ne vous font l'un & l'autre accorder que
de l'esprit à Mad. de Tagliazucchi, vous
conviendrez qu'elle a du génie, fi vous vou-
lez confulter le recueil poétique de VÂrcadie ;
vous y trouverez un bon nombre de mor-
ceaux de tous genres, & dans le goût & le
ftile de tous les différens poètes les plus cé-
lèbres de l'Italie, mais furtout du Dante, de
Pétrarque, de l'Ariofte. Suivant l'ufage de
I $ l'Ar.
138 L. H. D A N C O U R T
l'Arcadie Mad. de Tagliazucchi eft méta-
morphofée dans ce recueil en Bergère fou« le
nom d^Oriami Ecalidea , la différence de gen-
re & de ftile que vous trouverez dans la Poë-
fîe de Ton mari fous le nom d^Alidauro Penta-
Vide ne vous laiiTera pas foupçonner qu'il ait
mis la main aux ouvrages de fon époufe qui
d'ailleurs s'étoitdéjà fait connoître avant que
M. 'T'agliazucchi la connut & la recherchât. ^
Je ne me citerai point moi même quoique je
vois travailler tous les jours cette fa van te Ber-
gère, mon témoignage ne manqueroit pas de
vous être fufpedl : à fon défaut , confultez Mo-
déne , Rome, Bologne, Venife, Vienne,
Dresde & Berlin.
Vous entendrez dans tous ces lieux faire
réloge le plus diftingué des talens de Mad.
Taghazucchi , pour vous faire juger de fes
talens en peinture, puiiTe-t-elle fe rendre au
confeil que je lui donne de faire paroître fes
ouvrages à Plnis. Que ne pouvez vous voir
au Salon du Louvre le fuperbe tableau qu'elle
travaille depuis trois ans & dans lequel elle
s'eft propofée avec fuccès , de donner à la mi-
gniature toute la force & l'énergie du defTein
^ du coloris de k peinture à l'huile. Cet
ouvrage ineftimable , traité entièrement^ à la
pointe^du pinceau, mais avec tant de délica-
tefle que ce n'eft qu'avec une Loupequ'on
peut juger de la longeur & de la délicateffe
du travail : cet ouvrage , dis-je , eft déjà convoi-
té par les amateurs Anglois ; mais la France
n'a-t-elle pas un espèce de droit de réclamer
la
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 139
la préférence, puisque cette migniature eft la
copie de la chafteté de Jofeph de la gallerie de
i)rfj^^ , Tableau de Carlo CygminiVun des plus
beaux & des plus rares fans contredit de cet-
te magnifique colleélion. Une m igniature d'a-
près un Tableau du Roi de Pologne femble
être deftiné naturellement à ornerle Cabinet
de fon Augufte Fille. C'eft pour la gloire des
Dames que je réclame le bon goût de Madame
la Dauphine, quel moyen plus sûr de con-
fondre l'orgueil de nosPhilofophesdujourqui
ofent refufer du génie au Dames. C'eft alors
que vous changeriez d'avis , & que vous fe-
riez forcé de reconnoître ce que l'éducation
peut ajouter au mérite naturel des Dames.
Confultez l'hiftoire, vous y verrez que le
catalogue des hommes abominables , eft beau-
coup plus long que celui des femmes : vous
y verrez à la vérité, que celui des femmes
illuftres eft un peu plus court que celui des
hommes; mais s'il n'eft pas plus long, on
doit conclure de la brièveté du premier cata-
logue par raport à elles , qu'elles feroient au
moins au niveau des hommes dans le fécond,
fï les occafions de le diftlnguer ne leur euftent
manqué , & fi les hommes n'avoient eu grand
foin de les en éloigner.
Rien de plus aifé que de prouver que les
femmes ont de tout tems été ceque les hom-
mes les ont fait; les Spartiates, les Gaulois,
les Germains , avoient transmis aux leurs la
bravoure, l'amour de la gloire & de ja Pa-
trie,
I40 L. H. D A N C O U R T
trie. Les femmes Romaines recommandoient
à leurs maris & à leurs fils , de fe faire rap-
porter fur leurs boucliers.
On accufe les Italiens & les Efpagnols d'ê-
tre cas^ots , j^-loux & vindicatifs, leurs fem-
mes ont tous ces défauts. Les François font
vains , étourdis , indifcrets , prefomtueux, co-
quets, capricieux; leurs femmes ont tous ces
défauts.
Ne me dites pas que les hommes feroient
tout autres fi les femmes étoient différentes
d'elles mêmes, ce feroit avilir nôtre fexe en--
core plus qu'il ne Teft, que d'employer cette
vaine excufe. Si nous fommes plus fenfés ,
nous devons l'exemple du bon fens, & nous
ne devons pis recevoir ce qu'il nous convient
de donner. Un Courtifan précieux, ridicule
fera des bégueules de Cour, un étourdi fera
de petites maitrefi^es, un Voltaire formera des.
Du Chatelet.
Il n'eft donc pas fi déplacé que vous fei-
gnez de le croire de mettre la raifon dans la
bouche des Dames, & le feùt Jean de Sawtré
a raifon d'ajouter à fon repas l'agrément de le
voir préparé par une belle main. Cénie S"
Confiance font des objets céleftes qui pai-lent & :
agifient comme les femmes vertueufes favcnt
agir & parler , & comme les hommes de-
vroient montrer à toutes à le faire. S'il
V a très peu de femmes qui penfent & par-
lent comme Cmie & comme Confiance , c'eft
que les hommes qui les environnent ont grand
foin
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 141
foin de les diftraire & de les empêcher de
prêter trop attentivement Poreille à de pareils
précepteurs. Vous dites que les imbéciles Specta-
teurs vont bonnement apprendre des femmes ce
qii'ils ont pris foin de leur dicter : à prendre
vos mots à la lettre, on croiroit vous enten-
dre dire que tous les Spe(5lateurs ont partici-
pés à la compofîtion de l'ouvrage qu'ils vont
entendre, & qu'ils font des imbécilles parce
qu'ils vont admirer dans la bouche d'une
femme les vers qu'ils ont eu la peine de
compofer. Ce n'eft pas cela que vous avez
voulu dire n'eft-ce pas , c'eft cependant ce
que vous avez dit, cela ne m'empêche pas
cependant de deviner vôtre intention, vous
avez voulu dire que les femmes n'ont natu-
rellement ni fêns commun, ni esprit, ni gé-
nie, ni fagefle, ni beaux fentim.ens, que les
hommes au contraire font exclufivement
pourvus de tout cela, & qu'il eft abfolument
abfurde d'aller entendre & admirer toutes ces
belles qualités dans la bouche des femmes,
puisqu'elles ne les ont pas , & que c'eft dans
le cœur des feuls hommes qu'elles ont fixé
leur domicile. Je ne fais la quelle des deux
abfurdités celle que vous avez dite, ou celle
que vous avez voulu dire, eft la plus par-
donnable? Mais aftu rément vous ne trouve-
rez perfonne qui adopte l'une ou l'autre , puis-
qu'il y a eu de tout tems & qu'il eft en-
core des femmes vertucufes & diftinguéespar
le génie, la fcience & lestalens: On n'a donc
pas eu tort de mettre en fcene des Cénie,des
Con-
142 L. H. D A N C O U R T
Conftance , des Zaïre, desEledre, des Tul-
lie, des Nanine,& tant d"^ objets céleftes à qui
les femmes font bien plus près de reffembler
que les hommes aux Héros que nos Drama-
tiques leur propofent pour modèles.
Cefîbns de nous occuper à corrompre les
femmes , ceflbns de ne les trouver aimables
que quand elles ont tous nos défauts , ceflbns
d'aimer les broderies , les galons , les colifi-
chets, les femmes renonceront aux pompons
& auxfontanges. N'adreflbnsnos hommao-es
qu'aux perfonnes modeftes, vertueufès , dis-
crètes & fenfées, préférons les Confiances &
les Cémes aux Âram'mtes & aux Dorimenes ^
les femmes voudront toutes refl^embler aux
premières.
Qiioi l'expérience ne vous convaincra pas
de ce que l'éducation peut produire chez les
Dames ; vous leur refuferez les talens des
hommes après avoir Iules ouvrages des Gour-
nay,des Dacier , des (cuderi, des Ville-Dieu,des
Sevignéjdes DuChatelet, des Grafigni,des Du-
Boccage, &c. Qiiel eft donc l'homme qui ait
répandu plus d'érudition dans une tradu6lion
que Madame Dacier5qui ait mieux écrit des let-
tres familières depuis Ciceron qu'une Sévi-
gné? Un la Chauffée ne s'honnoneroit-il pas
d'avoir fait Cenie : un Fontenelle , un Cré-
billonfils^ d'avoir fait les lettres Péruvien-
nes? Avant M. de Voltaire, quel homme
citerez vous pour un Poème épique François
que la Colombiade & la tradudion de MiJton
ne fit rougir? Combien de tems a-t-il fallu
atten^
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 143
attendre pour que des hommes fifîent mieux
des vers délicats que Madame Deshonlieres ,
ou Madame de laSuze? Quel eft le PhHofo-
phe enfin, qui n'admirera pas, la profondeur
du génie de la Marquiiê Du Chatelet ?
I^'ltalie vous offre unelifte beaucoup plus
longue de femmes célèbres que la France , non
feulement dans les fciences & la poëfie, mais
auffi dans les beaux arts. Une Lavinia Fon-
tana dans la fculpture , la Sirana , la Rofal-
ba , Pépoufe du célèbre Subleyras , Madame
de Tagliazucchi dans la peinture, les deux
SignoreTibaldi dans la mufique & tant d'au-
tres Dames célèbres beaucoup plus jaloufes de
ie faire eftimer par leurs talens que par l'é-
clat de leurs charmes ou celui de leur naiflànce.
D'où vient cette multitude de Dames Italien-
nes qui fe rendent illuftresde nos jours, c'eft
qre la NoblefTe d'Italie chérit les talens, les
protège à grands frais , & fe fait honneur de
les culttver elle même.
Quand Meïïieurs nos petits maîtres Fran-
çois un peu mieux inftruits , un peu plus
gens de goût rendront aux talens l'hommage
qu'on leur rend en Italie; quand ils fauront
les préférer à la fadaife j quand nos orgueil-
leux Philofophes ne borneront plus dédai-
gneufèment les femmes à coudre & à tricot-
ter; quand les femmes liches & de qualité ne
s'occuperont plus d'ouvrages qui devroient
être ceux de leurs foubrettes ou faire gagner
quelques fous à une malheureufe couturière*,
que pour plaire aux hommes elles croiront de-
voir
144 L. H. D A N C O U R T
voir donner aux beaux arts la moitié du terris
qu'elles perdent à leur toilette, qu'une plu-
me ou un pinceau feront tomber de leur
mains la navette , & le fac à l'ouvrage , je vous
protefte que nous aurons bientôt autant de
femmes illultres que d'hommes & que nôtre
fèxe n'aura pas à fe négliger, s'il veut con-
fêrver toujours la fupériorité du nombre &
des talens. Voulez vous juger combien les
femmes réuffiroient facilement dans les beaux
arts? Voyez les au Théâtre: combien y a- 1- il
plus de grands A6leurs que de grandes A élri-
ces ? E(t-ce la peine d'en parler ? A côté d'un
Baron, d'un Quinault,d'undu Frêne, d'un
la Torllere, d'un Duchemin, d'unPoiiïbn,
d'un Armand, n'y a t-ilpasdes Chammeflé,
des le Couvreur , des Defeines , des Desmares ,
des Silvia, des Dumenfil, des Gauffin, des
d'Angeville, des Cleron? Oferiez vous devi-
ner qui des femmes ou des hommes a porté
l'art de la Déclamation à un plus hautdep;ré
d'élévation , encore un coup rendons juliice
aux femmes &: rougilTons.
Vous accordez au Sexe, l'esprit, l'aptitu-
de aux fciences même , mais vous lui refufez
le génie , ce n'eft qu'à la feule Sapho & à une
autre que vous ne nommez pas que vous ac-
cordez ce feu qui embrafe l'ame, ce feu
qui confume & dévore, pour en refufer la
moindre étincelle à toutes les autres femmes.
Quant aux hommes , vous les croiez très abon-
dament pourvus de ce feu: Il faut que la
plû'
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 14^
plupart n'en fafîent pas grand cas , puisqu'ils (h
lôucient fi peu de le faire éclater. Difons
mieux : le génie n'eft pas moins rare chez les
hommes que chez les femmes, puisque mal-
gré l'éducation , l'étude & les occupations
iublimes auxquels ils fe livrent, les hommes
de génie font encore fi peu communs.
Pourquoi Sapha^ pourquoi la femme que
vous ne nommez point, pourquoi celles que
j'ai citées , 8: dans les ouvrages de qui l'on
trouvera fûrement du génie, quand on fera
moins prévenu que vous contre le fexe, pour-
quoi, dis je, ont elles leur part de ce feu qui
dévore ? C'eft que le génie eft un don du
Ciel qui ne s'acquiert point: il pourroit mê-
me rpfter toujours enfeveli chez les hommes
à qui la nature l'a bien voulu accorder, fi l'é-
ducation di le goût ne parvenoient à le déve-
lopper ; ce n'eft donc qu'après avoir donné
aux femmes la même éducation que l'on don-
ne aux hommes , qu'on pourra décider fi la
nature leur a refufé une faveur qu'elle a ac-
cordée à un très petit nombre d'hommes. Les
Lions n'ont pas plus de courage que IcsLio-
nes; ils ont peut-être plus de force; quant à
l'inflintfï, il femble entre tous les Animaux
qu]il foit plus fin, plus éclairé, plus indu-
strieux chez les femelles que chez les mâles.
Pourquoi le génie ne (èroit-il pas reparti
de la même façon entre les hommes & les
femmes, que l'inltinâ parmi les Animaux?
Encore un coup, ne jugeons qu'après l'ex-
périence, & nous aurons bientôt une nou-
^ vel-
ï46 L. H. DANCOURT
velle Acéadémie des Sciences , une autre de
Poëfie une autre de Peinture fondées pour des
Dames. Nous aurons des Do^orejjes en Mé-
decine, en Droit, en Théologie même: pour-
quoi non , fi nous trouvons déjà parmi elles
de grandes Héroïnes militaires & des modè-
les pour les Rois dans l'art de gouverner ? Il
me paroit que ces deux dernières fciences^ va-
lent bien toutes celles où vous vous^ imaginez
qu'elles ne pourroient atteindre. Eft-il plus
difficile d'êtie une Sapbo que de vaincre le
grand Cyrus^ Eft-il plus facile de confondre
la Politique d'un Philippe IL & de fe faire
admirer dans l'art de bien gouverner par
Henri IV. & ^^^^^ -^^^^^ j ^^^ ^^ ^^^^'^ "".^ '^^^"
o-édie comme Corneille ou Racine ? Eft il plus
difficile d'avoir uii grand génie dans un Ca-
binet, ou dans un Attelier de Peinture ou de
Sculpture qu'à la tête d'une Armée comme
Tomiris, Candace, Marguerite de Danne-
marck & Philippine de Suéde, ou fur le Trô-
ne & dans unConfeil, comme Blanche de Ca-
flille en France , Elifaheth en Angleterre^
Vous direz peut-être que ces Héroïnes ne
doivent leur gloire & leur réputation qu'à la
ûgeffe de leurs Confeils ; je vous réponds
moi, qu'un mauvais Confeilpeut bien trom-
per un bon Roi , & l'empêcher de faire le
bien auquel il eft porté , mais que jes meil-
leurs Miniftres n'empêcheront jamais un mé-
chant Prince de faire du mal , un Monarque
fans génie d'être petit en tout , un Monar-
que imbécille de faire des {bttifes.
Ls
A Mr. ]. J. ROUSSEAU. Î47
Lefesefoihle hors d^ètat de prendre nôtre ma-
nière de wvre trop pénible pour lui , nous forcé
de prendre la penne trop molle pour nous , ^ ne
voulant plus Joujfrir de féparation j faute de pou-
voir fe rendre hommes les femmes nous rendent
femmes. Voilà donc ces hommes qu'il faue
craindre d'avilir, ils n'ont pas la force d'être
hommes & vous voulez qu'on les ménao-e
vous trouvez mauvais qu'on leur falTe paSer
riiifon par des femmes parce que félon vous
les femmes n'ont pas de raifonj mais fuivant
l'idée que vous nous donnez des hommes , ils
ne font par plus raifonnables que les femmes ,
& pour s'affujettir à la vraifemblence rigou-
reufe que vous exigez on ne fe permettra plus
de mettre en fcene que des fous pour ne pas
donner mal à propos de k raifon aux hom-
mes , puisqu'ils n'orît pas la force de réfifter
aux fexe le plus foible , & de s'empêcher de
devenir femmes.
Dites moi M., Madame vôtre Mère étoit
elle du nombre de ces femmes foibles , qui
favent métamorphofer les hommes forts en
femmelettes? Eh bon Dieu m'allez vous di-
1-e, elle n'ouvroit la bouche que pour me
prêcher la fagefîe! Elle ne vous confeiiloit
donc pas de devenir femme? Elle avoit donc
delà raifon : croiez vous qu'elle eut à elle feu-
le ce que vous refufez à tout, fon fexe, dé-
trompez vous par l'expérience, vous enten-
drez toutes les mères non fîulement vertueu-
fes, mais tant foit par fenfées prêcher tou-
jouis la raifon & la pudeur à leurs filles; tant
K 2 qu'el"
Ï48 L. H. D A N C O U R T
qu'elles font dans leurs mains, ces jeunes
perfonnes font des Agnès dont la fimplicité
la candeur & la modeftie annoncent la lages-
fe: c'eft avec ces qualités qu'un objet célefte
paffe dans les bras d'un mari mondain , au bout
defix mois, un an, l'Agnès e(t dégourdie, le
-mari pendant ce tems s'eft étudié à la former
pour le beau monde: il Ta fait rougir d'avoir
de la pudeur, elle baiffolt les yeux à la moin-
dre équivoque, la plus légère indécence la
déconcertoit, maintenant elle fait m'e à gor-
ge deploiée des propros les plus iaugrenus ,
plus de gravelures qui la choquent dans les
brochures, on peut tout lui propofer, pour-
vu que ce foit du ton de la Cour. Le mari
qui voit fa femme univerfellement courtijée,
s''apphudit de la belle cure qu'il a faite, deii
reçoit les complimens avec beaucoup d'ekirae
pour lui même, & fe regarde comme un hom-
me envoie du Ciel pour former les Dames,
& les décraifer de la morale du couvent, plai-
gnez vous donc à préfent M. de ce que les
femmes ne font pas raifonnables; qui les rend
folles , s'il vous plait , fi non les hommes ?
fous eux mêmes comment pouroient ils in-
fpirer le goût de la fageffe au beau fexe ?
Voici quelque cbofe de fmguiier & qui ne
doit pas échapper à l'attention de vos Icdeurs.
Vous reprochez aux femmes leur étourderie
& la licence de leur conduite avec les hom-
mes & pour les rappeller à la pudeur par
Texemple des Animaux vous allez chercher
▼ôtre morale dans un olombier: tout vous
paroit
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 149
paroit pudique dans les agaceries de la Colom-
be envers fon Bien aimé. Mais M. fi l'on
voioit une belle femme fuivre pas à pas fon A-
mant comme une Colombe fuit fon Pigeon ; fî
lorsqu'il frendroit chajje elle le pourluivoit;
s'il reftoit dans l'inaéilon & qu'elle le réveil-
lât par de Jolis coups de bec ; fi elle faifoit mieux
enfin que h folâtre Galatée de Virgile, c'eft
à dire, auffi bien que vôtre amoureufc Co-
lombe; je fuis perfuadé que les Cafuiftes les
plus relâchés regarderoient ces agaceries com-
me le manège de la plus fine Coquetterie, &
que nul d'entre eux, non plus qu'aucun Mo-
ralifle ne s'aviferoit d'y applaudir & de pren-
dre ces grimaces pour des preuves de pudi-
cité.
Cet 'mconvénknt de métamorphofer les hommes
en femmes eft fort grand par -tout , mais c'^eft
fur tout dans les états , comme Genève , qu'il
importe de le prévenir, ^iun Monarque gouver-
ne des hommes ou des femmes ^ cela lui doit être
ajfs indifférent pourvu qu'il f oit obéi , mais dans
une République il fuit des hommes.
Voilà par exemple un axiome politique
tout nouveau , en le lifant j'ai ciû d'abord
que vous^ vouliez dire qu'il étoit indifférent
à un Roi , de commander à des hommes ou
à des hommes femmes, que le zèle pour le
fervice & l'obcilTance étoient les feules quali-
tés nécefTaires à des peuples deftinés à vivre
fous un Monarque bien capable de gouverner,
au quel cas les petitefTes & les ridicules des
fujets n'empêchoient pas l'Etat de bien aller,
1^ 3 étant
15-0 L. H. D A N C O U R T
étant bien conduit par Ton Chef; au lieu que
dans une République chaque Citoien ayant
part un Gouvernement, il doit non feulement
îavoir obéir aux loix , mais même il doit
être en état d'en créer & d'en propofer de
nouvelles , pour la réforme des abus qu'il
apperçoit.
Qn Républicain doit unir à la docilité
d'un fujet des loix , les qualités d'un grand
Monarque, l'amour de la Patrie , l'intégrité,
la vigilance, la modération , la fcience mili-
taire & politique j il doit favoir , juger les
Chefs qu'il doit préférer pour le bien de la
République fur des principes qui concourent
à l'afFermiffement & à rilluftration de l'Etat
dont il eft membre, & au Gouvernement du-
quel il fera peut-être un jour appelle. Je
ne voiois dans ce raifonncment que l'orgueil
& le préjugé Républicain. Je vous le paiîois
comme un vice de terroir , j'accordois au Gé-
mvois , ce que je nie au Philofophe.
(>Lielqu'habile que foit un Monarque il ne
peut gouverner tout feul , il lui faut unCon-
feil , dont tous les membres doivent avoir les
qualités patriotiques que vous ne jugez né-
cefîaires qu'aux Républicains : tout Monar-
que qui n'aura que desefclaves ou desflatcuis
au lieu de Citoiens pour Confeillers , qui
n'aura que des femmes de l'un & l'autre fexe
à gouverner fera affurément le plus petit des
Rois. Il n'eft donc pas indifférent pour lui
d'avoir des hommes , & de grands hommes
dans fon Etat, Les Sulli , les Colbert , les
Ri'
A Mr. J. J. ROUSSEAU 151
Richelieu , les Louvois , les Turene , les
Luxembourg, les Catinat , les Villars , les
Maurice n'étoient pas des femmes , & la
fplendeur de la France prouve qu'il faut des
hommes à un Etat Monarchique.
La mémoire de ces grands hommes fe pré-
fente trop naturellement à Pefprit pour qu'il
m'ait été poiTible d'imaginer d'abord que vous
aiez avancé vôtre paradoxe autrement que
pour plaifanter: mais vôtre grande Note m'a
défabuféj j'y vois que vous parlez férieufe-
ment: vous y faites une efpece d'éioge des
femmes, pour encourager les Rois à les faire
égor2;er ; vôtre haine pour les pauvres Da-
mes Te manifefte fi fort , qu'on peut vous
appliquer la fable du Renard qui pour fe dé-
faire du Loup fon ennemi afllire au Lion que
le meilleur remède pour le rhumatifme eft la
peau de cet Animal. Le Loup elt en confé-,
quence écorché.
Remettons vôtre Note fous les yeux du
Public.
On me dira qu'il m faut ( des hommes ) «^a;
Vj)is four la guerre j point du tout au lieu d&
30000 mile hommes , ils n'^ont qu'^à lever cent
mille femmes : les femmes ne manquent pas decou"
rage elles préfèrent l^ honneur à la vie: (c'eft une vé-
rité que par parenthéfe on n'attendoit pas de
vous , après avoir dit le contraire tout le plus
au long que vous avez pu ) : quand elles fe bat-
tent 5 elles fe battent bien : P inconvénient de leur
f exe eft de ne pouvoir fouîenir les jatigues delà
guerre^ ^Vintemperie des faifons : (peu dechofe,
K 4 voici
i^z L. H. D A N C O U R T
voici le remède ) le fecret eft donc d'*en avoir
toujours le triple de ce qutl en faut pour je bat-
tre , afin de facrifier les deupi autres tiers aux
Hialadies ^à la mortalité.
Ce n'eft donc M. que lorfque les bonnes
qualités des femmes peuvent tourner à leur
préjudice que vous reconnoiflez qu'elles en
ont qui leur font communes avec les hom-
mes, telles que le courage, la bravoure, le
dévouement à l'honneur jufqu'à la mort. Du
tems deCéfar les féroces Germains penfoient
comme vous fur le compte de leurs femmes,
ils les menoient à la guerre avec eux ; ils
étoient bien plus fages alors , qu'aujourd'hui,
n'eft ce pas ? il faut être un Philofophe de
leur efpece pour fe rappeller le bon parti
qu'on peut tirer des femmes.
O hommes , que vous êtes imbéciles , de ne
pas prendre la quenouille & le fufeau , de ne
pasvous dorlot ter comme on dit, pendant que
vos femmes iroient fe battre pour vous ! L'hu-
manité y répugneroit, médiriez vous ; qu'im-
porte dès que la Philofophie l'approuve & le
confeille.
Eft ce là M. une idée férieufe , eft ce un
confeil que vous donnez de bonne foi ? Qri'il
eft abfurde & cruel! eft ce une plaifanterie?
Qu'elle eft platte !
Je ne fais fi les Dames vous ont afles mal-
traité , pour vous engager à donner aux Rois
de pareils avis fur leur compte : mais je fais
bien que ces avis rendus publics , ne vous
pro-
AMr. J. J. ROUSSEAU. 153
procureront pas les bonnes fortunes d'Alain
Chartier.
Je paflerai légèrement fur les reproches que
vous faites encore au Théâtre , de porter les
jeunes gens à méprifêr les vieillards, le Théâ-
tre n'apprend à méprilèr que les vicieux , &
lorfqu'un vieillard elt vicieux fon âge n'eft
pas un titre qui doive le mettre à couvert du
mépris ou du ridicule 5 mais il elt jufte défai-
re refpeéler & applaudir des vieillards tels que
le Père du Menteur, celui du glorieux, celui
de l'enfant prodigue, de Zaïre, de Gufman ,
de Nanine; auffi le fait on: confultez tous ceux
qni ont lu les fcenes dQ Pa'miahkvieiliar^i: com-
bien ne leur font elles pas regretter que M. Def-
touches foit mort avant d'avoir achevé de
traiter cet admirable caradere.
j'ay trop bien démontré, je crois, que l'a-
mour vertueux , que vous attaquez encore ici,
étoit un fentiment louable & très digne d'oc-
cuper la fcene pour qu'il doit befoin de plai-
der de nouveau la caufe du Parterre à ce fujet
& iuftifier l'intérêt qu'il prend à Bérénice &
à Zaïre: je rougirois pour lui s'il n'aimoit pas
CCS deux femmes adorables autant que vous
lui reprochez de le faire.
Bien plus, il me femble qu'il feroit héroï-
que de préférer à l'Empire une femme vertueu-
fe comme ^'érenice & Titus cédant à l'ambi-
tion plutôt qu'à une pafllon fi légitime fe dé-
grade à mes yeux.
Je me reprocherois comme un vice honteux
de mon cœur d'être fbrti d'une repréfênta-
K 5 tion
15-4 J. H. D A N C O U R T
tion de Zaïre fans avoir pris pour elle le plus
tendre intérêt : c'eft le tribut que tout cœur
vertueux doit paier à la Vertu malheureufè.
/'imer une femme vertueufe comme Zaïre à
l'excès, c'eft aimer la Vertu comme on doit
l'aimer: infpirer cet amour par fes ouvrages,
c'eft établir dans tous les cœurs l'amour de la
Vertu : le Théâtre eft donc utile & bon par
lui même, pour tous ceux qui n'y viendront
que dans l'intention d'y puifer la morale qu'il
leur offre. Ceux qui n'y viennent que pour
s'y faire voir, que pour y trouver des rendez-
vous, que pour donner à l'Affemblée l'atten-
tion qu'ils devroient à la Pièce, ceux là por-
teroient les mêmes intentions à l'Eglifèj ce
n'eft donc pas pour eux que le Théâtre eft
fait & la fcene n'eft pas plus rerponfabîe que
le Temple des abus qui s'y commettent. Je
ne fuis afîlirément pas fait pour être aimé
des Dames, puifque je remplis dignement du
côté de la figure les rôles de feu M.Poijfom
jugez M. fi je devrois être l'avocat du beau
iiexe ; vous n'êtes peut-être pis plus beau
Garçon que moi : ne feroit ce point là la cau-
fe de vôtre mauvaife humeur? Le Renard dé-
daignoit les beaux raifins qu'il ne pouvoit at-
teindre : fi cela eft prenez de moi l'exemple
de la bonne foi. Vôtre ton cinique ne vous
rendra pas plus aim-able,au lieu que le mien
pourra du moins me faire aimer des Dames
qui ne me verront pas & je ferai content j
quand on n'eft qu'un Magot , il faut s'en
tenir à l'amour Platonique : que fçais-je ? il
fê
A. Mr. J. J. ROUSSEAU. 155
fè trouvera peut-être quelque jour une femme
qui me pardonnera ma mine, en faveur de
mes fentimens : il faut voir.
CHAPITRE V.
Des Comédiens.
Quand les amufemens font mdiffèrens far leur
nature , c''ejt la nature des occupations qu'eus
interrompent qui les fait juger bons ou mauvais ,
fur-tout lorfqu'^ils font affes vifs pour devenir des
occupations eux mêmes ^ fubftituer leur go ut à
celui du travail-
Rien de plus fage affurément que ce que
vous dites & les fpeétacles devroient être prof-
crits s'ils entraînoient l'inconvénient que vous
leur reprochez. Tout homme qui fait autre
chofe que ce qu'il doit faire eli condamnable,
& j'interdis avec vous le fpedtacle à tous ceux
qui le préféreront à un travail utile, à leur
fortune, à leur fanté, au bien de leur famil-
le. Mais croiez moi , ceux qui ont affés peu
de conduite pour venir perdre au fpedacîe le
tems qu'ils devroient donner à leurs affaires,
(croient gens à le perdre par-tout ailleurs d'une
fiçon plus criminelle, fi le fpeclacle leurétoit
interdit. Il eft donc à propos que cette efpe-
ce de gens perdentplûtôt leur tems au fpeâ:a-
cle que dans les Cfabarets , les aiïèmblées de
jeu, & dans les réduits impudiques où leur
parefle les conduiroit infailliblement, ne fâ-
chant où porter ailleurs leur oifiveté. Un
hom-
10 L. H, D A N C O U R T
homme laborieux n'a point de goût plus vif
que celui du travail ^ un parefTeux , un liber-
tin trouvent toujours des raifonspour ne rien
faire.
J'ay connu des gem à qui le bien de leur
famille auroit exigé qu'on fermât l'entrée des
Temples. Leur pareflë empruntoit le voile du
zèle &: de la piété pour autorifer leur fainéan-
tise, ils avoient toujours des Indulgences à ga-
gner dans l'Eglifè du Patron du jour, un grand
Prédicateur à entendre, un ConfefTeur à vi-
siter. !N'abu(e-t-on pas des meilleures chofès,
&: le vice n'eit il pas trop adroit à fe forger
des excufcs?
Vous vous trompez fi vous croisz les fpcc-
tacles préjudiciables par la nature des occupatious
qu'ils interrompent. Il eft non feulement bon
pour occuper des oififs & des parefTeux qui
n'interrompent leurs occupations que parce
que le travail leur déplait ; mais il eft bon en-
core pour amufer les gens fages & laborieux
parce que le fpecflacle efi en effet un délaffe-
ment & que le plaiflr qu'il procure n'altère
les forces ni du corps ni de l'cfprit, com-
me la plupart des autres plalfirs que vous in-
diquez. UnArtifan, un Marchand, un hom-
me de Cabinet n'ont pas envie de danfer à
la fin de leur journée.
Le vin, les exercices violens, les femmes
ne peuvent gueres convenir à des^ gens ex-
ténués de fatigue & fûrem.ent leur fanté
fouffriroit de ce qu'ils feroient bornés à ces
amufemens , après un travail fatiguant &
affi-
A Mr. J. ]. ROUSSEAU. ify
afildu. Le fpedacle eft donc Pamufement
qui leur convient le mieux : mais pour juger
de fon utilité la plus efTentielle , confiii-
tons M. la Politique des Céfars : elle lert
tous les jours à éclairer la nôtre. Ils don-
noient fouvent de grands fpedtacles au Peuple
parce qu'il étoient perfuadés que ce genre
d'amufement étoit propre à diftraire les gens
turbulens & fadieux, ceux-ci n'aiant que peu
ou point d'occupation , n'auroient em.ploié
leur loifir qu'à former des complots dange-
reux. C'eft une bonne chofe dont on pour-
roit, j'en conviens , reprocher aux Céfars qu'ils
abufoientj mais dans des Etats bien confti-
tués il fera toujours fa^re d'emploier un moien
propre à rendre les faétibns pour auffi dire
impofTibles, puifqu'il détourne les oilîfs des
Aiïèmblées fecrettes, & dangereufes.
Ce moien e(t très propre à maintenir la
•tranquillité d'une conltitution établie déjà,
puifqu'il établiflbit cette tranquillité dans un
nouveau Gouvernement qui feformoit &dont
Ja nouveauté étoit fi accablante pour la prin-
cipale Noblefle de Rome. Il n'y aura {ans
doute gueres deMiniftres au monde qui n'ad-
mirent en cela la Politique des deux premiers
Céfars, & qui ne penfent qu'il efl: très utile
de l'imiter, (bit dans les Monarchies , foitd.ms
les Républiques.
Il fcroit donc très fige &: très utile démul-
tiplier les fpecftacles & les entretenir aux dé-
pens même de l'Etat pour occuper & diilrai-
le une quantité de ^eas oifii'i & libertins qui
ne
1^8 L. H. D A N C O U R T
ne fâchant pas s'occuper à bien faire, ont
toujours le tems de faire du mal & font tou-
jours prêts à le faire, pour peu qu'un fac-
tieux, un ambitieux , un confpirateur ait l'in-
tention de profiter de leur mauvaifes dispofî-
tions. Les Céfars faifoient eux mêmes tous
les frais des fpeâales , parce que tous les gens
fuspeds , occupés des plaifirs qu'ils leur pro-
curoient , n'étoient plus alors difpofés à prê-
ter l'oreille aux partifans de la liberté. Ils
étoient amufës , il ne leur en coûtoit rien ;
c'eft là le comble du bonheur pour des fai-
néans. Comment leur perfuader alors qu'ils
étoient malheureux? Comment leur perfuader
de fecouer un joug qui leur paroiffoit fi doux
à porter ? Il feroit donc avantageux pour tous
les Etats du monde que les fpeclacles fufiTent
non feulement le pkifir des honnêtes gens &
des riches, mais qu'on les mit à laportéedes
pauvres qui s'ils font incapables de former
des projets fadieux font au moins capables
de les féconder.
Avec quelle avidité un parefTeiix indigent
toujours amateur du plaifir, ne fe porte t-il
pas à favorifêr des nouveintés qui pourroient
lui procurer, à ce qu'il s'imagine , un fort
plus heureux & des plaifirs qu'il défire fans
cefl^;, fans pouvoir fe les procurer p Mais fî
des fpe6tacles amufans & peu coûteux le cap-
tivent, qui fera affés hardi, alTés imprudent
pour croire qu'il abandonnera ce plaifir, pour
aller s'occuper de projets danq;ereux qui l'en
priveroient fans doute. Ce n'eft point quand
on
A Mr. J. ]. ROUSSEAU. 159
on rit à Ton aife, qu'on peiife à mal faire:
c'eft quand on s'ennuie & qu'on n'a pas le
moien de fe défênnuir : quand on eft trop pa-
refleux pour trouver du plaifir à faire bien ,
il eft certain qu'on fera toujours prêt à faire
mal.
De la façon dont font les chofes , on ne
peut élever des Théâtres que dans les lieux
où le nombre des gens riches ou tout au moins
aifés eft aftes confidérablepour fubveniràleur
entretien: or les gens aifés ne font pas les oi-
lîfs & les pareffeux ; ce font au contraire
ceux que leur travail met en état de faire la
dépenfe du fpeâ:acle. Les Théâtres ne font
communément fréquentés que par des gens qui
folidement occupés tout le jour, ont befoin.
après leur travail d'un délaftèment honnête.
Comm.e le nombre de ces gens là eft beaucoup
plus petit que celui des oififs & des pares-
lèux , il n'eft pas étonnant que les Théâtres
foient plus rares que s'ils étoient fréquentés
par ceux ci. Qiielles fortunes ne feroient pas
les Comédiens fi les feuis fainéans (comme
Vous le dites) fréquentoient les fpcâacles ? Ils
font par - tout en fi grand nom.bre , que les
falles feroient toujours pleines ; mais il s'en
faut bien que ce plaidr foit celui que ces gens
là prennent ,• il eft trop délicat pour des
goûts groiïïers & corrompus.
Le fpeôlacle eft il peu capable de faire des
libertins & des fainéans ; il eft fi peu capable
d'interrompre des occupations eflentielleè qu'il
n'y a point de Diredeur de Comédie qui ne fê
rui-
i6o L. H. D A N C O U R T
ruinât, s'il n'établiflbit Pheure du fpeftacle
fur celle où les occupations néceifaires d'es
citoiens font terminées. Un Officier ne man-
<]uera pas la Parade, un March?.nd ne quit-
tera ni le Port ni la Eourfe, un Détailleur fa
Boutique, un Avocat le Palais ou fon Cabi-
net, un Procureur fon Etude, un Financier
fon Bureau pour venir au fpedacle dans un
tems où leur devoir & leurs intérêts exigent
leur préfence. Il faudroit donc qu'un Entre-
preveneur de fpedacle eut perdu le fens s'il
ne s'afFujetifToit pas à l'heure où les occupa-
tions des principaux citoiens font terminées.
Il y a telle ville du Royaume où la Comédie
n'a jamais été jouée qu'à fept ou huit heures
du foir. Les Comédiens feroient les premiers
à éprouver que le Théâtre eft préjudiciable,
quand pour en faire jouir des gens fages , on
veut interrompre des occupations effentielles ,
auxquelles le plaifir n'eft pas capable de les
faire renoncer.
// ne faut pas beaucoup de plaifir s aux gens
èpuijés de fatigue pour qui le repos feul eneji un
très doux.
Auiïï n'eft ce pas aux gens épuifés de fati-
gue par des travaux corporels, qui pour ga-
gner vingt fous par jour, travaillent depuis
cinq heures du matin, jusqu'à huit du foir,
que les fpedacles font déftinés : mais à ceux
dont le travail exige plus de génie, d'efprit,
de goût, & d'induftrie que de force , qui ne
peuvent s'y livrer qu'autant que leur tête le
leur permet, fous peine d'avoir la Migraine ;
. ceux
A Mr. J. J. ROUSSEAU. i6i-
ceux ci 5 dis je , peuvent fe permettre l'amu/ê-
ment du fpedacle. Comme le repos eft né-
ceffaire aux fatigues du corps, de même l'es-
prit épuifé par le travail , demande à être de-
lafTé : mais ce n'eft point par un plaifir phifî-
que tel que le fommeiljc'eft par l'efprit fèul
que l'efprit peut être ranimé.
Lame e(i un feu qu^'tl faut nourir ,
Et qui s^éte'mt s'^il ne s'^augmente:
a fi bien dit M. de Voltaire. Combien n'a-
vons nous pas de profèiTions dans les quelles
l'efprit eft néceflaireP Combien n'avons nous
pas de gens d'esprit qui les exercent? La plu-
part vous diront qu'après fix on fept heures
de travail , leur cerveau fe defîèche , leur ima-
gination fè tarit: ils ne gagneroient rien à
lutter contre l'épuifèment & la fatigue de l'un
& de l'autre. L'étude fatigue l'esprit , mais
en fi peu de tems que des vingt quatre heures
du jour, n'en aiant pu donner que fîx ou
huit au travail , il en refte toujours feize ou
dix huit à emploier j les emploiera-t-on à
dormir ? Non fans doute Qu'on en donne
trois à un amufement qui remettra l'efprit
dans fon alfiette , qui l'enrichira (buvent de
nouvelles idées , & qui d'un homme d'efprit
& de goût pourra faire infenfiblement un fà-
ge; ces trois heures , ce me femble , ne feront
pas les plus mal emploiées des dix huit de
loifir qui lui reftent.
Ce n'eft pas à vos heureux Monîagnars à
L qui
i62 L. H. DANCOURT
quila culture de leurs Coteaux laifle le tems
de faire des horloges de bois, ce n'elt pas à
ces Michels Morins ^ Serruriers, Menuifiers,
Vitriers , Tourneurs , & Muficiens , qui com-
me les Gens de qualité de Molière /cuvent
tout fans avoir jamais rien appris , à qui le
fpe6lacle eft deftiné , avec tant de talens à exer-
cer ils n'auront pas de tems à donner à leurs
plaifirs. Molière, Corneille & tous leurs fuc-
cefTeurs , ne travaillent que pour ceux qui
fçavent choifir un amufement dont leur cœur
& leur efprit peuvent tirer avantage en forte
qu'ils n'aient pas à fes reprocher la perte du
tems qu'ils emploient à fe délafler.
Vous reprochez au fpedacle de fervir la
vanité & la coquetterie des femmes, en ce
qu'il leur offre l'occaCon de produire leur
luxe & de paroître, comme on dit, fous les
armes ; mais ce n'eft pas pour cela que le
Théâtre eft fait ; û cette raifon fuffit pour
l'interdire, il faut donc fermer auffi tous les
Jardins publics , toutes les Promenades, les
Eglifesmême? Il n'eft que trop certain qu'on
y voit fouvent les mêmes abus que vous re-
prochez aux fpe6lacles, & comme difoit en
Chaîreuncertain ]e{uine pajfahie Comédien „ on
„ voit tous les jours dans le tem.ple des Ga-
5, lans MuUerïbus hlandientes oculis " & ces re-
gards lascifs ne reftent pas fans réplique.^
■ L'abus des chofes ne les rend pas criminel-
les : corrigez les abus , foit j mais fans profcri-
re les bonnes chofes dont on abufe. Arrache-
rez vous un arbre parce que contre l'inten-
tion
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 16^
tlon du Jardinier qui l'a planté fes feuilles
nourifîènt des Chenilles? Ecralêzles infeéles
l'arbre ne s'en portera qui mieux. Ce n'eft
donc pas contre le fpeétacle qu'il falioit écri-
re, mais contre les fottifes qui s'y commet-
tent. C'étoit l'ordre & la police qu'on peut
y mettre qu'il falioit indiquer, au lieu d'é-
crire contre toute vérité, qu'il n'en eft pas
fusceptible.
J'aurois encore ici de quoi m'arrêter long-
tems & cela nuiroit à l'empreffement que
j'ai de juitifier les Comédiens des imputations
faulTes & méchantes que vous leur faites.
Si avant que de parler d'eux , je voulois ré-
futer toutes les abfurdités que vous entafîèz
dans cinq ou fix pages , que j'ai maintenant
fous les yeux , il faudroit que je fiflè un i«-
Folio^ & je n'en ai ni le tems, ni la patience,
ni la volonté. L'objet le plus im.portant pour
moi efl: de me juftifier , aufli bien que mes
Camarades des accu(ations que vous portez
contre nous. Je négligerai donc ces baliver-
nes pour m'occuper du férieux & faire re-
tomber fur un vil Dénonciateur la peine Se
l'infamie que fa malice & fa mauvaife-foi
vouloit nous faire éprouver.
Les /pelades y dites vous, peuvent êtrehons
pour attirer les étrangers , pour augmenter la
circulation des efpéces , pour exciter les artijies,
pour varier les modes , pour occuper les gens
trop riches ou afpirant à l'être , pour les rendre
moins malfaifants , pour dtftraire le peuple de
i-. 2 Ja
,d4 L. H. D A N C O U R T
fa mifere , pour lui faire oublier fes Chefs , en
voyant fes Baladins , pour maintenir ^ perfec-
tionner le goût quand r honnêteté efi perdue^ pour
couvrir d'^un vernis de procédés la laideur du vi-
ce-y pour empêcher en un mot que les mauvaifes
mœurs ne dégénèrent en brigandage.
Quoi M. vous avouez que le Théâtre peut
faire tant de bien contre le mal , & vous pou-
vez bazarder d'écrire qu'il feroit tant de mal
contre le bien! Attirer les étrangers , c'elt
pour ainfî dire les mettre à contribution en
faveur du pais ; augmenter la circulation, c'eft
dispenfer les richeffes à plufieurs, c'eft mul-
tiplier aux citoiens les occafions d'accroitre
leur fortune ; varier les modes , c'efh donner
du pain aux ouvriers ; exciter les artiftes, c'elt
animer & fortifier Pinduftrie ; occuper des
gens trop riches ou afpirant à l'être, c'eft
contenir les fadieux dans une Monarchie, &
les ambitieux dans une République , c'eft les
rendre moins malfaifans. Si les Baladins
avoient le talent de faire oublier au Peuple
fes miferes; û une Nation accablée d'un joug
trop rigoureux , trouvoit dans le fpeélacle
un foulagement à fes maux , ne feroit ce pas
le plus grand des biens pour cette Nation ?
Mais il s'en faut bien que le fpeéiacle ait
cette faculté , il ne fert au contraire qu'à in-
diquer la félicité du Peuple: ce n'eft que lors-
qu'il eft heureux que les falles font pleines,
ce n'eft que lorsqu'on eft en état de le faire,
qu'on donne de l'argent à fes piaifirs : donc
plus le fpedacle fera fréquente plus on en
^ doit
A Mr. ]. ]. ROUSSEAU. 165
doit conclure , que le Peuple eft heureux.
Si l'intention des Auteurs étoitde faire ou-
blier Tes Chefs au Peuple : fî ces Chefs lècon-
doient cette intention, pour faire oublier
leurs manoeuvres, ils feroient les uns & les
autres bien mal-adroits , puisque tous nos
Poëmes nepourroient qu'opérer précifément
le contraire. Toutes nos Tragédies & nos
Comédies s'élèvent contre la Tyranie & con-
tre tous les vices qui tendent à Pappreffion ,
tel que le zèle aveugle des Fanatiques, l'hi-
pocrilie des Tartuffes , l'avarice des Finan-
ciers, la rapacité de leurs fous ordres, les fri-
ponneries des fuppôts fubalternes de la Jufti-
ce , tout cela n'eft pas propre, je crois, à aveu-
gler le Peuple & à lui faire oublier fès Chefs,
s'il a lieu de s'en plaindre: ne diroit on pas
au contraire qu'on ait pris à tâche d'éclairer
les Chefs fur leur devoir, & le Peuple fur fès
droits? La manière de repréfenter les hom-
mes au Théâtre n'eft elle pas bien capable de
faire diftinguer au Peuple les Titus, les Au-
reles , les Antonin, les Henri IV. des Né-
ron , des Calligula , des Maximien , & des
Borgia? Maintenir & perfe6lionner le goût
quand l'honnêteté eft perdue, c'eft rendre
encore un iervice. Le goût peut fubfifter très
bien avec l'honnêteté & ne rempliroit pas fà
place ; mais en fuppofant l'honnêteté perdue ,
c'eft faire encore^ûn très grand bien que de
nous conferver le goût.
Si le fpeélacle couvroit d'un vernis de pro-
cédés la laideur du Vrce, ce feroit un très
L 3 grand
i66 L. H. D A N C O U R T
grand mal , & vous avez grand tort de met-
tre cet Article au rang des avantages qu'on
peut tirer de la fcene. A Paris comme à Ge-
nève, il convient au Théâtre de montrer le
Vice dans toute fa laideur , & c'elt ce que
font nos Auteurs , comme je vous l'ai prou-
vé. Mais fi le Tpeélacle empêche que les mau-
vaifes mœurs ne dégénèrent en brigandage j
il eft dès lors d'une utilité univerfelle , puis-
qu'il y a partout des gens de mauvaifes moeurs.
Indépendamment de ceux qui naiffent dans
le pais, la France, l'Italie, l'Allemagne en
vomiiîènt de tems en tems fur les bords du
Lac, il efi: donc eflêntiel à Genève d'avoir
un fpeâacle, puisque vous lui accordez une
fi grande vertu , que celle d'empêcher le
progrès des mauvaifes mœurs. Elt ce que la
nature du clitrat changeroit cet antidote en
poifon, & ferez vous concevoir à quelqu'un
que ce qui peut arrêter les progrès des mau-
vaifes mœurs d'un côté puifle en être le prin-
cipe ailleurs.
De ces dernières réflexions il réfulte que
vous êtes comme à l'ordinaire en contradic'
tion avec vous même. Ici le fpeétacle eft
bon pour les bons, & mauvais pnur les mé-
chans, là il elt dangereux pour les bons, &
bon pour les méchans: les efFcrts que vous
laites pour détruire cette contradiâ:ion font
fi vains , ils m'obligeroient à tant de redites ,
que je croirois fiiire tort au ledeur de ne pas
lui laiflêr en ippercevoir lui même la foibles-
fê. La çontradidion vous g frappé ', elle au-
roit
A. Mr. J. ]. ROUSSEAU. 167
roit dû vous convertir ; mais l'amour propre
eft difficile à vaincre. PaiTons maintenant à des
reproches plus graves & plus déshonnorans
dont il vous plait de noircir les Comédiens:
les voici.
/. Les gens de /pelade des deux feues , font
fi récalcïtrans & fi libertins qu'il eft impoj/îble
d'imaginer & d'établir des lois capables de les
contenir.
IL Les Comédiens font métier de fe contrefai-
re ^ ^fil eft parmi eux quelques honnêtes gens^
ils amoient horreur de rejfembler aux perfoma-
ges qu'ils reprèfentent quelquefois , donc il eft
honteux pour eux de fe charger de ces rôles ^ ^
r obligation dans laquelle ils font de fe contrefaire,
les avilit.
IIL Ils font habitués au ton de la galanterie ,
ils jouent quelquefois des rôles de fripons , donc
ils abuferont de leur talent dans Vun ou l'autre
genre , pour féduire de jeunes perfonnes , ou pour
voler de vieilles dupes , ou des jeunes gens de fa-
mille qui auront quelque commerce avec eux.
IV. Une preuve de leur baffe (fe , c'eft que les
moindres Bourgeois rougiraient de les admettre ût
leur compagnie.
Je répons à cela , que quelque libertins ,
quelque récalcitrans que foient les hommes
contre les loix , en les foutenant avec vigueur
on les fera refpecler des plus mutins. Les Théâ-
tres au lieu d'être réfervés à d'honnêtes gens
éxclufivement , femblent être redevenus le
refuge du libertinage.
L 4 On
1,58 L. H. D A N C O U R T
On paie mal une partie des fujets nécelTai-
res ; on les abandonne à la dépravation de
leurs mœurs ; on la protège même en quelque
forte, pour les dédomager du peu de falaire
qu'on accorde à leurs talens. Une danfenfe,
une chanteufe des Chœurs de l'Opéra de Pa-
ris ne peut affurément pas avec quatre ou cinq
cent livres d'apointement , fubvenir aux frais
de fbn entretien , & à ceux qu'elle ei\ en mê-
me tems obligée de confacrer au Théâtre.
Une honnête fille qui voudroit ne vivre que
de fes talens & non de fon libertinage pour-
ra-t elle prendre ce parti ?
Quelles font donc celles qui fe produiront
au Théâtre de l'Opéra , fi non des femmes
qui projettent de fe dédomager au dépens de
leur honneur du peu de fortune que le fpcéla-
cle leur laifTe efpérer ? Ce n'eft donc point
parmi les femmes fubaltcrnes du fpeôtacle que
je vous confeille d'aller chercher la Vertu.
Dans aucun état de la vie , elle ne s'unit
gueres avec l'extrême pauvreté. Si la Police
étoit trop févere à l'égard de nos figurantes
& de nos chanteufes du petit ordre , elle fe-
roit injufte puifqu'elle exigeroit l'impoffible,
puifqu'elle contraindroit à bien vivre des
perfonnes à qui leur état en refuferoit les
moiens : mais fi les loix s'étendent jurqu'à
régler les appointemens de chaque fujet en
forte que le Théâtre lui procure fuffifàmment
de quoi vivre , c'eft alors qu'elles pourront
s'appefantir avec juftice fur les gens de mau-
vaifè
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 169
vaife vie attachés au fpedacle, comme fur
les autres citoiens dont les mœurs font cor-
rompues.
Tout le monde a befoin de gagner fa vie,
& tout fujet à qui les règles en retrancheront
les moiens,pour le punir de fa mau vaife con-
duite , que l'on chafîeroit avec infamie du
ipeélacle , deviendroit un exemple qui retien-
droit fes conforts dans leur devoir. Quatre
obftacles, s'oppofênt à l'annobliflèment du
fpedacle & à la pureté des mœurs qui le juf-
tifieroit.
Premièrement le mépris injufte fugge-
ré par des reglemens qui ne devroient plus
fubnfter & par la prévention & le fanatif-
me des Cagots & des hipocrites. Secon-
dement la liberté qu'on laifle aux Comé-
diens, de mener à peu près la vie qu'ils veu-
lent. Troifiemement le peu d'ordre établi
pour les mettre à couvert de la mauvai-
fe- foi des Diredeurs de fpeélacle, qui leur
font fi fouvent banqueroute , & les redui-
fent à des reflburces honteufes pour fubfif-
ter. Quatrièmement lepeu d'éducation qu'une
bonne partie des gens de Théâtre ont reçue.
Des loix très fimples peuvent remédier à
tous ces abus, j'en ai fait l'objet d'un autre
ouvrage que celui-ci, & j'en deftine l'hom-
mage à Nos Seigneurs le Gouverneur de Paris,
& les quatre premiers Gentilshommes de la
Chambre du Roi , comme prépofés à la Po-
lice & fpedacles. Les règles que j'établis font
L 5 fon-
lyo L. H. D A N C O U R T
fondées fur l'expérience, & j'ofè les afîurer
d'avance qu'en les appuiant du poids de leur
autorité, elles remédieront à tous les abus que
l'on peut reprocher au Théâtre.
je me fuis attaché à rendre le fpeftacle dé-
cent & refpeclable à en faire une reiïburce
pour des orphelins bien nés à l'éducation des-
quels on emploieroit certains fonds indiqués.
J'indique en même tems les moiens, d'ap-
pliquer au profit de l'Etat le produit du fpec-
tacle qui excederoit les frais de l'entretien, &
ce n'eft pas un fi petit objet qu'on le penfe ,
quoique j'aie eu foin de ménager dans mon
plan une fituation très avantageufe à mes
Confrères. Ce n'eft pas ici le lieu de détailler
ces grands objets ; je vous donnerai feulement
le précis de quelques règles par lefquelles il
eft infaillible que les mœurs fe rétabliroient
fur la fcene & que les Comédiens & les Co-
médiennes s'habitueroient à pratiquer les ver-
tus qu'ils font chargés d'embellir aux veux
des Spedateurs. Pour détruire le préjugé éta-
bli contre l'état de Comédien je propofe le pro-
jet d'une requête au Parlement , par laquelle
en repiéfentant à cet Augufte Corps , que
l'Eglife elle même s'étant relâchée en faveur
des gens de fpedacle, & leur permettant par-
tout" ailleurs que dans certains Diocefes de
France l'ufage des Sacremens , cet illuftre Sé-
nat feroit fupplié de fe relâcher de même en
confidérant que les motifs qui avoient donné
lieu à l'excommunication & à l'enregidrement
de
A Mr. J. ]. ROUSSEAU. 171
delà Bule contre les Comédiens ne fubfiftant
plus , la peine ne doit plus exifter non plus.
Suhlatâ caufâ tollitur effe^us.
Nous ne jouons plus les Mifteres, nous ne
joignons point des abominations à des fpeda-
cles facrés , Pobjet des fucceffeurs des Confrè-
res de la palTion contre qui l'Eglife à lancé
fes foudres, étoit moins d'attirer le Peuple
pour Pinftruire & l'édifier que de procurer
aux Speétateurs l'occafîon de fe livrer au plus
infâme débordement , & de leur faire paier le
plus cher qu'ils pouvoient , les comm.odités
qu'ils procuroient aux crimes.
Aujourd'hui la Police entretient la décence
& le refpeél dans ce fpeélacle. Les Auteurs
fbumis à des Cenfeurs irréprochables , & au
fcrupule févere du Magiftrat ne peuvent plus
(è permettre que le langage de la Vertu & le
talent d'inftruire en amufant. Que des Chefs
aufli refpedlables que le Gouverneur de Paris
& les quatre premiers Gentilshommes de la
Chambre , chargés de la conduite des fpeéla-
cles du Roi , croient leur gloire intéreiïée à
ne commander qu'à des citoiens & non pas à
des gens profcrits ; qu'ils daignent appuier de
leur follicitation auprès d'un Sénat auffi éclai-
ré qu'équitable 6c parmi les principaux mem-
bres duquel ils font comptés , la Requête des
Comédiens d'aujourd'hui pour faire ceiTer la
profcription dont on punit en eux la mémoi-
re de crimes qu'ils n'ont jamais com.mis &que
la Police les empêchera toujours bien de com-
mettre, il e(t facile de préfumer que cet Au-
gufte
172 L. H. D A N C O U R T
gufte Corps ne balancera point à prononcer
en leur faveur: interprète indulgent des loix,
il en adoucit toujours la rigueur dès que la
moindre circonftance l'autorifè à les mitiger.
Il diftingue avec fagacité l'intention du Lé-
giflateur du texte de la loi , & ne la foutient
dans toute Ton étendue que quand l'abus qui
la fit naître fe préfente tout entier à Ton adivité.
Serons nous donc les feulsCliens contre qui
la lettre de la loi prévaudroit fur les lumières
de cet illuftre Tribunal & fur le fiftême de
modération & d'humanité qu'il s'eft impofé
pour jamais.
Vous fentez bien M. qu'une Requête
pareille obtenant un Arrêt favorable, les Co-
médiens ravis de pouvoir fe compter au nom-
bre des Fidèles & des Citoiens chercheroient
à mériter ces titres , d'autant plus que la fa-
veur de l'Arrêt ne s'étendroit que fur ceux
qu'une conduite irréprochable en rendroit
dignes.
La Police au contraire pourfuivroit avec
chaleur nos Phrinès , nos Laïs , & nos Rho-
dopes; quelque talent qu'elles euflènt étant
mieux paiées & peut-être trop paiées fur-tout
dans l'Allemagne elles feroient plus criminel-
les, & par conféquent expofées à des chati-
mens plus graves. Leurs Diamans feroient
vendus au profit de l'Hôpital dans lequel on
les enfermeroit comme les autres femmes im-
pudiques pour les y faire pleurer leur égare-
ment & leur infamie fans efpoir de remettre
jamais le pied fur la fcene.
Si
A Mr. J. ]. ROUSSEAU. 175
Si une Baladine ofoit venir lutter de mag-
nificence au Palais Roial avec des Princeffes,
(i l'objet de ce fafte étoit d'y négocier plus
avantageufement fa {turpitude je voudrois
qu'elle ne fortit de la promenade que pour
être conduite à St, Martin *.
Voilà fans doute un moien très efficace pour
infpirer le goût de la pudeur & de la modef-
tie aux femmes de Théâtre.
Si l'on pourfuivoit avec la même ardeur
les vices des Comédisns , que tout libertin,
tout ivrogne, tout joueur, tout fainéant fut
privé de fon emploi fans efpoir d'y rentrer,
qu'il fut puni plus grièvement fi le cas y
écheoit , ils s'obfêrveroient forcément & la né-
ceffité de fè conduire en honnêtes gens leur
en feroit contraéler l'habitude.
Mais on a la barbarie de les abandonner à
eux mêmes, on n'a donc rien à leur reprocher
car quelles fautes peut on imputer à ceux à
qui l'on n'a prefcrit aucuns devoirs.
C'eft delà qu'il arrive que bien des Comé-
diens fe conduifent afles mal pour autoriferle
préjugé établi contre leur profeffion , ils n'ont
aucuns Chefs affés refpeétables en province
pour leur en impofer , ceux qui fe mettent à
leur tête font leurs égaux, & n'ont aucun ti-
tre pour leur commander. Quoique munis
d'engagemens réciproques les contraélans de
part & d'autre fe difputent à qui en infirmera
les claufes , delà le défordre dans les diipofî-
tions
* Piifon des femmes de mauvaife vie.
b
174 L. H. D AN COURT
tions des Pièces, les difficultés fuggerées par
lajaloufie, la malice, ou l'intérêt, difputes
de rôles , prétentions , &c.
On s'adreffe dans certains cas à Paflemblée
des Comédiens du Roi comme au Tribunal
compétent: vingt décifions différentes fefuc-
cedent tantôt en faveur de l'un tantôt en fa-
veur de l'autre. Des Juges qui n'ont point
de Code font rarement d'accord, les cham-
bres de ce Tribunal ne font pas toujours as-
femblées. Chacun des arbitres eft ordinaire-
ment intérelTé dans la queftion : Juge & par-
tie tout enfemble il prononce donc comme le
veut fon amour propre & fon intérêt : cha-
que Sénateur décide pour celui des deux plai-
deurs dont les prétentions feroient les fiennes
en pareil cas. Orgon de Paris décidera pour
Orsjon de province & Pasquin Préfident pour
la femaine fuivante décidera à fon tour fur
la récrimination en faveur de Pasquin fon
Colle^-ue. D'où l'on peut conclure que le
même désordre regneroit à Paris qu'en pro-
vince , fi le nombre des fujets & la fubdivi-
fion des emplois ne levoit bien des difficul-
tés , outre celles que l'autorité du Gentilhom-
me de la Chambre en exercice applanit fur le
champ. Pour diriger une Troupe de pro-
vince comme celle de Paris il faudroit que
celle là fut compofée du même nombre de fu-
jets que celle ci & c'eft ce qui n'arrive jamais.
On ne peut donc pas s'autorifer des ufagesdu
Théâtre de Paris , il eft d'ailleurs aifé de pres-
fentir fur les Arrêts d'un tel Aréopage qui
n'a
A Mr. J. ], ROUSSEAU. 17J
n''a pas même l'autorité de les faire exécuter,
qu'elle fera la conduite des Chicanneurs.
Delà ces Disputes qui vont quelquefois
jusqu'à Peffufion du (àng. Ces embarras in-
furmontables qui ruinent les Entrepreneurs
& qui fervent encore de prétexte à fa mau-
vaiiè foi , puifqu'il en eft fouvent l'Auteur j
delà cette pareiïë des Comédiens qui les fous-
trait à l'étude & fait fuir le Public ennuie de
voir toujours repréfenter la même chofê ; delà
la mifere qui réduit quelques Comédiens mé-
prifables à emploier pour vivre , toutes les
reflburces que la balTeffe de leurs fentimens
leur fuggere. Delà enfin les dégoûts qui pren-
nent à ceux qui penfent mieux, & qui quit'
tent un métier dont de tels aflbciés anéan-
tiflent tous les agrémens, ou les obligent de
chercher dans le païs étranger à emploier leurs
talens plus honorablement & plus tranquile-
ment que dans leur Patrie.
Rien de plus aifé que de remédier à tous
ces abus , le moien eft de régler pour jamais
un Répertoire général tel que celui dont j'ai
fait un modèle dans mon Mémoire, ce Ré-
pertoire général elc divifé par colomnes avec
ces titres i. noms des Perlonnages de la Piè-
ce, 2. qualité des rôles, 3. noms des A6teurs
qui doivent les repréfenter, 4. noms des Ac-
teurs qui les doivent repréfenter en cas de né-
cefiité. Vous lifez donc ainfî fur une même
ligne par exemple : Harpagon , rôle à Man-
teau , M. Duchemin , en cas de befoin M. de
la Torillierej ainfî des autres j chaque rôle
étant
17(5 L. H. D A N C O U R T
étant doublé par l'Adeur en {êcond de celui
à qui le rôle eft delViné en premier.
On peut donc facilement extraire de ce
Répertoire général un Répertoire particulier
de tous les rôles d'un même genre pour en
compofer un Emploi dont on charge un fu-
jet quelconque : ce Répertoire particulier {e-
roit joint à (on engagement & figné de lui ,
en forte qu'il feroit tenu d'en remplir tous les
rôles fans exception & perdroit le droit de for-
mer aucune prétention fur l'emploi des autres y
comme on n'en pourroit former aucunes fur-
ie fien.
La malice & la pareflè ont toujours des res-
fourceSjUn rôle déplaît ,on ne le fçait pas ou
l'on ne veut pas l'apprendre , on eft malade
à propos, on s'excufe fur fa mémoire. Je
fixe par mon projet le tems qu'un Comédien
doit donner à chaque rôle pour le bien fça-
voir fous peine d'amande conlîdérable. l'Ac-
teur allègue une maladie, on a lieu de foup-
çonner fa mauvail'e volonté , je fais jouer fon
rôle par un autre à qui l'on pnie une bonne
gratification aux dépens du malade imaginaire.
L'opiniâtreté s'en méfie, la mauvaife volon-
té domine , la mauvaife conduite éclate k
fcandalife, je révoque.
Croiez vous ces moiens impuiffans pour as-
fujettir les Comédiens ? 11 ne s'agit plus que
de dépofer dans des mains capables une auto-
rité fufîifante pour les faire exécuter & refpec-
ter ; & mes gens font tout trouvés.
Pour encourager les Comédiens & leur ôter
les
A Mr. J. J. ROUSSEAU 177
les prétextes qui fêmblent aiitorifèr leur liber-
tinage j'ai eu foin de leur ménager un avenir
fi avantageux dans mon Plan qu'on ne pour-
roit plus s'en prendre qu'à leur mauvaise in-
clination & non pas à l'inquiétude du fort
qu'il doivent prévoir , quand leurs talens feront
éteints , du libertinage auquel ils pourroïent
fe livrer.
Les Comédiens du Roi font ceux auxquels
j'ai dû équitablement penfer d'abord, j'ai re-
marqué que cesMeffieurs pendant les dix pre-
mières années des vingt de fervice qui leur ac-
quièrent la véterance & la penfion, font for-
cés vu la foibleflede leurs honnoraires de con-
trader des dettes qu'ils ont peine à acquitter
pendant les dix dernières années qu'ils font
au Théâtre & qu'il leur en refte encore à paier
fur la penfion de retraite que fa Majefté leur
accorde. Ce n'eft aflurément pas l'intentioa
de ce grand Roi que ceux qui l'ont fervi vingt
ans & que l'âge prive de cet honneur ne
foient pas heureux dans leur retraite , afin
donc que ceux ci jouifient de fes bontés fans
abufèr de fa générofité , voici le moien que j'ai
imaginé pour tirer encore parti de leurs talens
même dans le tems qu'ils ne les exerceront
plus.
On ôtera aux hommes la penfion de cent
pifioles qui leur eft defiinée pour la donner
aux femmes qui feront parvenues à la véte-
rance; enforte qu'elles auront deux mille li-
vres de rente dans leur retraite au lieu de mil-
le feulement; & les hommes en dédomage-
M ment
,1^8 L. H. DANCOURT
ment auroient une Direction de Comédie dans
les principales Villes du Royaume, laquelle
leur vaudroit trois mille livres 5c feroit préle-
vée fur les produits du fpedacle. Si les infir-
mités éxigeoient la retraite abfolue de ce Di-
redeur il jouiroit d'une retenue de cent pille-
les fur la penfion de fon fucceffeur.
Voilà donc des Chefs trouvés, ces Chefs
feroient fubordonnés à la Diredion roiale,^ &
ne pourroient rien innover dans la dispofition
du fpedacle. Soumis eux mêmes au Règle-
ment, ils ne pourroient étendre leur autorité
au-delà des bornes qui leur feroient prefcri-
tes ni fe piquer d'une indulgence préjudicia-
ble au bon ordre dont ils feroient comptables
en première inftance aux Gouverneurs, aux
Intendans , aux Chefs des Parlemens , aux
Subdélegués ou autres Magiftrats ou Prépo-
fés qu'il plairoit à la Cour d'indiquer. Ceux
ci veilleroient fur-tout à la Police extérieure
& à la fatisfadion publique & tout ce qui re-
garderoit la police particulierer du fpeékcle
a l'égard des Comédiens feroit jugé en dernier
reffort par la Direétion roiale.
Chaque Directeur entretiendroit une Cor-
respondance régulière avec elle & Tinforme-
roit de la conduite des fujets dans chaque
Troupe : il efl bien fur qu'elle les jugeroit
avec l'équité & Pimpartialité qu'on doitatten-
dre d'un Tribunal compofé de juges aufli
refpeôtables & fi fort au deflus de la corruption
& de la prévention : la Direâion ne s'en rap-
porteroit pas toujours aveuglément au Direc-
teur
A Mr. J. ]. ROU S S E A U. 179
teur particulier, puisqu'il auroit lui même
des Surveijlans refpedables, & comme par le
Plan que j'établis les Troupes pafferoient an-
nuellement d'une ville à l'autre ce fèroit fur
le témoignage unanime de defférens Direc-
teurs, que la Diiedion roiale prendroit Ton
parti fur le compte d'un fujet.
Aucune Troupe ne pourroit fe former, au-
cun Comédien ne pourroit s'y engager que de
l'aveu de la Direétion générale elle miêmie après
avoir éprouvé les talens de chaque fujet.
On éviteroit par là l'inconvénient trop ordi-
naire d'engager des lujets dont les talens ne
répondent presque jamais à la réputation qu'ils
le font faite. L'Entrepreneur trompé n'a
aucun droit de réclamer contre un engage-
ment fait de loin & fa ruine en réfulte.
Ce n'eft point à des particuliers à qui je
confierois le Privilège & l'entreprife du fpec-
tacle ; Ce feroit aux Corps de ville , Prévôts
des Marchands , Maires , Capitouls , Eche-
vins à qui l'entreprife fèroit confiée , à l'exem-
ple de l'Opéra de Paris. Ces Corps ne cher-
chent point à s'enrichir aux dépens des «Dé-
corations ou des habits du Théâtre, comme
fait un particulier qui fonde fa fortune fur
fon œconomie. Ce feroit l'unique moien de
faire jouir les Provinces de fpeélacles aufïï
brillans que la Capitale; & j'indique les res-
fources néceffaires pour les entretenir avec
plus de magnificence , quoiqu'avec bien moins
de frais qu'à l'ordinaire.
M 2 Les
x2o ]. H. D A N C O U R T
Les Seigneurs chargés de la Direction des
fpeâacles dans les différentes Cours de l'Allé-
magne aiant mon regiftre dans les mains ne
feroient plus expofés à fe laiffer prévenir par
de mauvais fujets qui les obfédent, les con-
feillent fouvent au préjudice de leurs Confrè-
res : on tire ceux ci de leur emploi , on les
prive de rôles qui leur feroient honneur : on
les dégoûte & l'on regarde comme hmueur
& mauvaife volonté le chagrin qu'ils lais-
{ênt paroître à caufe de la mortification
qu'on leur a donnée. Le Diredeur fe prévient
ainfi mal à propos contre un bon fujet qui
plairoits'il étoitafa place & qui déplaît parce
que des Confeils perfides l'en ont fait tirer.
Ce n'eft pas offenfer M. M. les Diredeurs
des fpedacles des différentes Cours de l'Alle-
magne, que de dire que la plupart ne font
point au fait des ufàgestbéatrals. llsle croient
obligés de confulter un Comédien & le plus
honnête homme d'entre eux ne manque jamais
d'amour propre ; il eft donc probable que fcs
avis tourneront toujours à fon avantage par-
ticulier & au préjudice de fes Confrères en gé-
néral.
Avec m.on Répertoire un Directeur peut
fans être au fiit du Théâtre décider à coup
fur fans le {êcours d'aucun Confeiller , puis-
que le devoir de chaque fujet s'y trouve pres-
crit & que non feulement le nom du rôle
qu'on doit jouer eft indiqué, mais encore le
nombre de vers que ce rôle contient eft fpé-
çifié pour mettre le Direéleur eft état de ju-
ger
A Mr. J. J. ROUSSEAU. i^i
ger du tems qu'on doit donner à l'étude;
pour qu'on n'ait pas lieu d'alléguer mal à
propos la longueur du rôle. Tous les prétex-
tes que la pareffe, lajaloufie peuvent oppofêr
font détruits: toute efpece de défordre anéan-
ti par la police que j'indique & par conféquent
le Direéleur en état de conduire fon fpedacle
fans avoir befoin d'autres lumières.
Pour éteindre parmi les Comédiens , cet
amour du luxe qui vous fcandalife, la Direc-
tion roiale pourroit leur prescrire de porter
un uniforme propre & modefte. L'entrepri-
fe des fpedlacles étant déclarée roiale par-tout
le Roiaume , les fujets feroient coniîdéres
comme penllonnaires du Roi & des Elevés
dellinés à le fervir de plus près , lorsque
leurs talens affermis par l'étude & l'exercice,
les auroient rendus dignes d'être admis dans
la Troupe du Roi.
J'ôte en même tems à des gens fans
talent , fans capacité , fans crédit, & fans
moien la liberté de s'établir effrontément Di-
re(5leurs de fpeélacles & par conféquent de
tromper des fujets qu'ils font hors d'état de
paier & avec les quels ils oient contraéler des
engagemens que rien ne cautionne.
J'ôte encore à une quantité de gens l'envie
de fe faire Comédien malgré Minerve , puisque
.je propofe de n'en recevoir aucun qui n'ait re-
çu une éducation telle que cette profeflion
réxige & qui n'ait fait une épreuve rigoureu-
ie de fes talens, avant que la Direâion lui ac-
corde une place dans quelque Troupe que ce
M z foit.
i82 L. H. D A N C O U R T
foit. De cette façon on purgera le Théâtre d'un
nombre infini de fujets qui aviliflent le fpec-
tacle, dégoûtent le Public & éloignent de cç
parti bien des honnêtes gens qui ne rougi-
roient pas de le prendre , fi Pafibciation de
pareils Confrères ne jultlfioit l'opinion que
bien des gens ont conçue contre tous les gens
de Théâtre.
J'indique encore bien d'autres moiens pour
prévenir tous les abus qu'on a pu jusqu'à
préfent reprocher avec juftice au fpedacle &
vous avouerez peut-être, qu'en fe bornant
aux moiens que j'indique ici, les Comédiens
feroient forcés de tenir une conduite régulière:
alors n'aiant plus de reproches à leur faire ,
à quel titre les mepriferoit on ?
Mais, direz vous, leur vertu ne fera qu'ap-
parente: la crainte des chatimens, de l'infamie
& de la pauvreté feront les motifs de leur
bonne conduite j au fonds ils n'en auront pas
le cœur moins corrompu. Ce foupçon • peu
charitable peut être fondé au moment de l'é-
tabliffement des loix que je propofe: les Co-
médiens dont la conduite n'aura pas été régu-
lière jusqu'alors pourront bien ne facrifier
qu'à la crainte leurs mauvais déportemens ;
mais au moins ne donneront ils plus de mau-
vais exem.ples aux nouveaux Comédiens, &
ceux ci à qui les places ne feront accordées
déformais qu'en conféquepce de leur éduca-
tion , & de leur bonne conduite ne pourront
être taxés d'hypocrifie : habitués à bien vi-
vre les loix prescrites aux gens de fpe(5î;acle
ne
AMr. ]. ]. ROUSSEAU. 183
ne leur paroîtront point trop rîgoureufes puis-
qu'elles font les mêmes auxquelles tous les
autres citoiens font aflujettis & habitues. _
Si les Comédiens donc rappelles dans lelem
deVEdifepar des Pafteurs éclairés, rendus par
le Parlement à la fociété , honnorés de la pro-
teaion du Roi , appuies & contenus par
des îoîX féveres S ^^^^ émutées , continuent
d'être méprifés par des imbéciles, ils en^ fe-
ront dédomagés par Peftime des honnêtes
gens, des gens fages & fans préjugés ,_ qui
favent lire au fond des cœurs , admn^er,
chérir & honnorer la Vertu par-tout où elle
fe trouve. Les fots à la longue font forcés
d'imiter les fages, & les Comédiens jouiront
un jour de Peftime univerfelle, quand bien
même tous les Philofophes de Genève feréu-
niroient à déclamer contre eux, le Public
fourd à leur criailleries , les laifferoit aboier
à la I une. - 1 • j r ,
Un Bourgeois , dites vous , craindroit de fré-
quenter ces Comidïens qu'on voit tous les jours à
la table des grands, oui un Bourgeois Janfe-
nifte , ignorant & cagot. Au refte avez vous
vu beaucoup de Comédiens gémir de Péloi-
gnement des Bourgeois : n'amufons nous pas
alTés de gens pour que quelques uns nous amu-
fent à le'îir tour. C'eft pour nous un paffe-
tems que les déclamations des bigots , & Pim-
pertinence de quelques Bourgeois imbéciles
& fripons par état , qui ofent dédais^ner des
--rens qui valent beaucoup mieux qu'eux.
^Ces fûts font tci bas pour nos menus flaifirs.
M 4 Où
i84 L. H. D A N C O U R T
Où les Bourgeois d'ailleurs prendroient ils
le droit de méprifer les Comédiens ? Ceux d'en-
tr'eux qui ont un peu de fens commun , s'en
tiendront à dire, c'eft qu'ils font excommu-
niés. Ils fe garderont bien de les attaquer du
coté des mœurs & de la probité. En effet un
Procureur , un Marchand , un Commis favent
bien que s'ils reprochoient aux Comédiens
leurs mauvaifes mœurs, ceux-ci feroient au-
torifés à leur reprocher leur mauvaife foi. Ils
aiment donc mieux s'appuier d'un titre re-
fpeéîé mais injuîte , que d'un titre mieux fon-
dé mais qu'on peut faire valloir réciproque-
ment contre eux.
Les maneuvresde la Chicane, les fripone-
rie, de la Finance, les fourberies du Com-
merce, la rapacité des uns, les banqueroutes
des autres, le libertinage clandeftein de tous,
font fans doute aufli condamnables que l'in-
conduite d'une partie des gens de fpeétacle.
Il femble que ce foit un reproche que vous
vouliez faire aux Comédiens que d'être ad-
mis à la table des Grands di que cette faveur
vous faffe conclure qu'il faut que les hôtes
& les convives foient également corrompus
pour fè trouver enfemble: il y a pourtant
une diftindion bien effentielle à faire. Ceux
qui invitent à leur table une chanteufe des
Chœurs, ou une figurante des ballets de l'O-
péra, ou toute autre femme de Théâtre qui
n'a pas des talens diftingués , n'invitent que
rarement les hommes à ce repas; ils y {èroient
de trop , eu égard à l'objet de la partie , ^
aux
A Mr. ]. ]. ROUSSEAU. i8j
aux amufemens qui fuivront le deffert : vous
pouvez penfer de ces Grands là tout ce qu'il
vous plaira j mais ceux qui invitent aufll bien
les Comédiens que les Comédiennes , dont la
table eft toujours environnée de Dames ver-
tueufes & d'hommes refpedtables , n'ont affu-
rément pas le même objet que les premiers
lorsqu'ils admettent un Acleur ou une Adri-
ce célèbres à ce Cercle. L'accueil qu'ils font
à un Comédien, eft un hommage qu'ils ren-
dent à des talens diftingués. Ne croiez pas
que ce foit pour égaier raffemblée j cela fe-
roit bon fi tous les Comédiens avoient l'hi-
larité d'un Armand^ d'un Poijfon^ d'un Pré-
'Vîlle ^ ou d'un Carlin^ mais un Baron ^ un
Dufresne^ un Grandval^ un Sarafin , un Le
Kdm ne font pas plaifans : c'eft pourtant eux
qui jouiffent le plus fouvent de l'honneur d'ê-
tre admis à la table des Grands ; & par quel-
le riifon? Par la même qui y fait admettre
un Créhillon un Voltaire^ un Van-loo ^ wnBou-
chardon^ un Rameau. Ces gens là ne font pas
invités pour faire les plaifans , c'eft que l'a-
mour propre eft flalé du talent d'autrui , &:
que comme difoit le généreux Monteatculli du
gïand'Tiiréne: un grand homme fait honneur -à
r homme j & qu'on fe fait honneur à foi mê-
me en leur faifant honneur.
Tenez par exemple: tout Arlequin que je
fuis, je ne fuis pliifant qu'au Théâtre, ôc
quoique des gens du plus haut rang m'aient
fait 1 honneur de m'admettre plufteurs fois à
leur table, ils ne m'ont jamais trouvé bouf-
M 5 fon
>m L. H. D A N C O U R T
fon , je me fuis toujours piqué de n'y être
que raifonnable, & je ne me fuis point ap-
perçu que cela les ait refroidi à mon égard.
Quant à quelques idiots de Bourgeois , n'al-
lez pas vous imaginer que moi ni aucun de
mes conforts, qui penfent à ma manière,
foions bien mortifiés de ce qu'ils ne veulent
pas nous admettre à leur potage : bien loin
de regretter leur foupe , je ne leur ofFrirois
pas la'mienne j & je connois tel Notaire, tel
Kcclefiaftique, tel Bijoutier en vogue, tel ri-
che Négotiant, tel Sousfermier & tel Fermier
général chez qui je rougirois toute ma vie
n'avoir dîné. 11 y a pourtant de prétendus
grands Philofophes qui ne dédaigneroient pas
d'être en liaifon avec eux. Ils peuvent pen-
ièr de moi tout ce qu'ils voudront & dire de
moi tous enfemble ce que j'aurai le plaifir de
"dire moi feul de chacun d'eux en particulier.
Et que nr' importe à moi qu'Hun faquin me méprije.
On doit fe faire honneur quand on elt rai-
fonnable, du mépris de trois fortes de gens,
des coquins , des Catins , & des fots.
Je ne voudrois pas qu'on s'imaginât fur ce
que je viens de dire que je méprife la Bour-
geoifie en général ; je fais combien cette claf-
fe renferme de bons citoiens , de gens ver-
tueux & rerpe<Stables.
je fais que le Cabinet de beaucoup de Né-
gotians elt Pazile de la bonne foi , & que
beaucoup d'entre eux partagent le zèle pa-
triotique avec nos plus braves Guerriers.
Un Rowi de Corfe eft aux yeux des fages
un
-A Mr. J. ], ROUSSEAU. 187
un homme aufîi refpeiflable , aufli effentiel à
l'Etat qu'un brave Lieutenant Général , &,je
partagerai toujours mon hommage & mon ref-
pe6l à tous les deux; je fuis d'ailleurs bien
lûr que des hommes de cette trempe ne s'amu-
fent pas à méprifer les Comédiens; leur ame
toute grande qu'elle eft , eft trop pleine d'i-
dées fublimes pour laiffer place à un fenti-
nient auffi petit & aufli ridicule que le préju-
gé établi contre nous dans la petite imagina-
tion des fots.
Sparte ne foujfrott fomt de Spe^ade. Ce
n'eft pas une raifon pour en conclure que les
fpedacles foient mauvais.
Quelle quantité de bonnes chofès le Légis-
lateur de cette République féroce n'a-t-il pas
rejettées! Les fpedacles étoient abfolument
contraires à Tes vues : il n'auroit prêché que
l'humanité, & cette qualité du cœur eft incom-
patible avec le métier de Soldat, que faifoient
tous les Spartiates. L'art de tirer bien droit,
& de tuer quelqu'un avec grâce, voilà l'uni-
que talent qu'on admira à Lacédémone, &
le feul objet de l'étude de Tes citoiens ; Etu-
de barbare que les lauguinaires admirateurs
de Licurgue n'ont que trop perfedionnée.
UnLégiflateurplus philofophe auroitmon*
tré aux hommes à s'aimer & non pas à fe bat-
tre. Pen & Confucius , voilà deux fages , fi
non en Religion du moins en morale. Jefiis
Chrift n'a jamais fait de Code militaire. L'E-
vangile ne prêche que la paix, la charité, le
pardon des ofFenfes, & l'amour du prochain.
Quoi
.i88 L. H. D A N C O U R T
Quoi de plus contraire à des loix qui font
de tout un Peuple une Armée : il faut être
bien peu Chrétien , pour me vouloir faire
admirer un Légiflateur aufli barbare que Li-
curgue.
Obfervez cependant que ce Légiflateur n'a
pas plus profcrit les Théâtres que les autres
plaifirs; & conclure de fon attention à éloig-
ner de fa République ce genre d'amufement,
qu'il eil très dangereux , c'eft conclure en
même tems que les plaifirs que vous permet-
tez à vos Genevois ne le font pas moins puiT-
qu'il les profcrivoit aufîi. Le vin dont vous
faites fi bien l'apologie n'étoit pas plus du
goût de Licurgueque vos Cercles particuliers.
La feule danfe qu'il permettoit à fes gens
étoit un exercice militaire au fon des inftru-
mens & qui ne refîembloit point du tout au
Bal que vous établiffez fi comiquement fous
]sL dire6tion d'un Magiftrat.
Vous citez en vain les loix Romaines con-
tre les Comédiens puifqu'ils ont pour eux les
loix Grecques. Au refle les impudences du
Ihéatre latin ne pouvoient entrer dans la
bouche que de gens impudens: on les mépri-
foit quelque bien qu'ils jouafient parce qu'il
falloit avoir tiès peu d'honneur pour fe char-
ger de bien exprimer les choies les plus im-
pudiques : Ce n'étoit point le talent des Ac-
teurs qu'ils pouvoient appliquer à d'autres ob-
jets, qu'on méprifoit , c'étoit leurs perfonnes.
Les Attellanes fans contredit étoient des Dra-
mes écrits avec décence, puifque la jeune No-
bleflè
A. Mr. J. J. ROUSSEAU. 18^
bleflè de Rome s'honnoroit en les repréfen-
tant : en effet devoit on déroger en récitant
des Poèmes deftinés à faire aimer la Vertu?
I^es Comédiens François font la même cho-
fê aujourd'hui , ils doivent donc jouir de la
confidération que leur délicatefle leur a méri-
tée, s'ils ont quitté les farces indécentes pour
des Poèmes diclés par la raifon & la fagelTe ;
on doit donc les traiter en honnêtes gens, &
leur rendre les privilèges qu'on accorde dans
la fociété à tous les bons citoiens.
Les Dames Romaines , les jeunes Sénateur^
s'oublièrent jufqu'à rendre l'hommage le plus'
éclatant aux A6leurs , ils les conduifoient com-
me en triomphe du théâtre à leur logis : on leur
faifoit enfin des honneurs qu'on n'accordoit
qu'à peine aux Chefs & aux défenièurs de la.
République.
C'étoit un abus qu'il falloit réformer, &
qui donna lieu à la publication d'un Edit.
Cet Edit n'empêcha pas Ciceron d'eftimer,
d'aimer & de défendre Rofcius, ni les Ediles,
de le paier fuivant fbn mérite.
Si les Comédiens avoient été flétris par des.
réglemens très fages, lorfque l'indécence l'ef-
fronterie, la fatire & la calomnie empoifon-
noient toutes leurs repréfentations , ils furent
eftimés quand ils fe contentèrent de jouer les
ridicules , & de faire haïr les vices en géné-
ral , fans attaquer les perfonnes. On porta
trop loin l'eftime qu'on leur accordoit : on
réforma cet abus par un Edit : devant com-
me après on feconduifit (âgement: on n'atta-
qua
ipo
L. H. DANCOURT
qua point les fpedacles parce qu'on étoit con-
vaincu qu'ils étoient bons en eux mêmes ; on
attaqua feulement l'abus qu'on faifoit d'une
bonne chofe. Les remèdes pris à propos font
utiles, appliqués ou pris fans raifon, ils fè
convertiflent en poifons ; qu'on cefTe donc
d'oppofer à l'honneur des Com.édiens , des
réglemens devenus injuftes puifque la caufè
qui les di6la ne fubfifte plus. Qu'on fe gar-
de bien en même tems , de leur donner une
trop haute opinion d'eux mêmes; qu'on les
confidere , qu'on les eftime , qu'on les ac-
cueille j mais fans les carreffer exceflivement :
qu'on les traite feulement comme on traite
les honnêtes gens, avec diftinftion mais fans
entoufiasme : alors on ne verra pas des mœurs
moins pures fur le Théâtre , que dans tous
les autres états de la Société , fur-tout fî l'on
fbutient avec vigueur les règles que je viens
d'indiquer. Il s'*en faut bien qu'elles foient
aufli difficiles à faire exécuter que la loi preA
crite contre les Duels. Il efi: bien difficile de
détruire une opinion univerfellement reçue
comme un fentiment de vertu; opinion fi en-
racinée qu'on rougiroit de ne pas la fuivre ,
quoiqu'on en fente toute l'abfurdité. La loi
contre les Duels n'eft pour ainfi dire qu'une
demie loi , & vous le démontrez ; au lieu
qu'il ne manque rien aux règles que je pref-
cris au Théâtre pour y établir le bon ordi'e
& le rendre refpedable. A l'égard des Duels,
il ne s'agifixDit pas feulement d'empêcher de
fe battre, il s'agiflToit d'empêcher en même
tems
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 191
tems qu'un brave, en fe foumettant à la loi,
ne paflat pas pour un lâche : or c'eft ce qu'on
ne pouvoit empêcher j fê taire tout à faitc'é-
toit fe compromettre; permettre le Duel dans
certains cas, & fous l'autorité de vôtre Cour
d'honneur , c'eft expofer à la mort celui des
deux Champions qui a raifon , & qui par
conféquent devroit toujours être vengé. Vô-
tre moien ne vaut donc pas mieux que la
loi qu'il attaque.
Il ne tiendroit qu'à moi de me faire hon-
neur dans vôtre efprit: le moindre petit éco-
lier de Droit, un Clerc de Procureur même
pourroit félon vous fans trop d'efîort de gé-
nie compofer un Code; rien n'eft à vôtre avis
plus aifé : Je me fuis affis quelque fois fur les
bancs du Collège de Cambrai , j'ai même
barbouillé groffe & minnute chez le Procu-
reur ; je puis donc me croire im petit Solon^
&c vous le faire croire auiïï. N'ai- je pas ima-
giné des loix pour le maintien de la police &
des mœurs parmi les gens de fpedacle. Vous
établiflez une Cour d'honneur, vous lui pres-
crivez fa conduite , vous vous érigez en
Légiflateur de ce Tribunal. Puisque j'ai le
même droit que vous ; puisque j'ai tous les
titres que vous croiez fuffifans pour être aufli
Légiflateur , je caftè vôtre Cour d'honneur fî
elle ne fuit pas les documens que je vais lui
prefcrire. Soions de bonne foi pourtant , mal-
gré toutes mes lumières ce n'eft par moi qui
les ai imaginés ces documens. Un Officier
Livonien prifonnier de guerre à Berlin, dis-
cutoit
1^2 L. H. D A N C O a R T
cutoit cette matière il y a quelques jours avec
un de mes Amis, celui-ci déploroit la barba-
rie du point d'honneur & des Duels, il s'ef-
forçoit de trouver des moiens à prefcrire à
à Phumanité pour obvier aux détours dont
on fe fert pour éluder le Règlement de Louis
XIV. L'Officier lui communiqua une idée,
qui n'eft peut-être pas fans incovéniens, mais
qui mife en exécution retiendroit infaillible-
ment mieux les faux braves que tout autre
règlement qui ait paru jusqu'ici. L'abus,
dit il , qu'il s'agit de détruire elt barbare,
& la juftice devoit emploier félon moi quel-
que chofe du caradere de ceux qui s'y li-
vrent. Vis-à-vis d'un ennemi barbare le
droit de guerre autorife la barbarie par re-
prefailles : tout agrefleur elt donc l'ennemi
vis-à-vis du quel la loi doit emploier ce droit;
mais comme la perte de l'agreifeur nejuftifie-
roit pas la bravouvre de l'ofFenfé , nôtre Lé-
giflateur voudroit que tout homme qui fecroi-
rolt offenfé s'adreiîatà un Tribunal compétent
avant que de tirer fatisfaclion , & que l'offen-
fè prouvée, il obtint le droit de ce faire ju-
ftice par un Duel : telle feroit la loi du Com-
bat; fi l'aorelTeur tuoit l'offenfé il feroit pen-
du, û l'offenfé tuoit l'agrefleur il feroit li-
bre, eftropié tous deux, une penfion de la
part de l'agreffeur à l'offenfé, l'agreffeurbles-
fé fèul , tant pis pour lui : tous deux feroient
punis de mort pour s'être battus fans l'aveu
du Tribunal. Deffenfe fous peine de la vie à
tous particuliers non militaires ou prépofés de
la
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 193
la jQftice, de porter des Armes quelconques.
Cette loi , j'en conviens , eft terrible , elle eft
même injufte en un fens , puisqu'elle femble
lier les mains de l'agrefleur vis à vis de l'of-
fenfé: mais c'eft dans cette injuftice même
que confifteroit Ton efficacité ; c'eft un remè-
de violant , mais que la nature du mal obli-
geroit d'emploier. Cette loi terrible contien-
droit les faux braves , même par le défaut
d'équité qu'on peut lui reprocher. Il n'eft
perfonne qui ne tremblât dans une dispute,
d'être reconnu pour agreffeur j & pour écha-
per à cette qualification on attendroit toujours
d'être infulté. Le bénéfice de la loi fooit
toujours préférer la qualité d'offenfé à celle
d'offenfeur. Si l'on ofoit fe battre tête à tête ,
& que les combattans fuffent dénoncés , ils
feroient fans rémilTion punis de mort aufîî
bien que les témoins volontaires de leur com-
bat.
L'infulte faite entre quatre yeux n'en feroit
pas une à moins que Pinfultant n'allât fe van-
ter de l'avoir faite. L'infulte alors deviendroit
publique , & Poffenfé iêroit en droit de fe
pourvoir : fi l'ofFenfeur ne s'en vantoit pas il
y perdroit le plaifîr barbare des Dueliftes:
plaifîr qui ne confîlte qu'à fè vanter d'avoir
convaincu quelqu'un de lâcheté ou de peu
d'adreffe , & de fe faire regarder comme un
homme avec lequel il eft dangereux d'avoir à
faire.
Il n'eft point d'abus qu'on ne détruife
quand les loix qui les proscrivent font affés
N fève-
,94 L. H. D A N C O U R T
féveres , & qu'elles ôtent toute reflburce au
délinquant. Vous avez donc eu tort de con-
clure de ce qu'une loi qui n'a pas ailés prévu
pour retrancher l'abus qui l'a fait naître, que
toutes les loix aient la même infuffifànce , &
qu'il ne foit pas poffible de faire refpe(5ler les
bienféances & la Police aux Comédiens, par-
ce que l'on n'a pas fçû empêcher les Duels.
Pour que l'on pût être de vôtre avis 11 falloit
ne pas faire appercevoir ce qui manquoità la
loi de Louis XIV. puisque c'étoit fournir à
ceux qui vous liront une réponfe qui coule
de fource. Ce ne font pas les mœurs qui font
caufè que la loi n'eft pas exécutée , c'eft que
cette loi eft mal faite & ne conclut rien con-
tre celles qui le feront mieux.
Un fpeclacle ^ des mœurs ^ ce fer oit un fpec-
îadeà voir- Je vous le donneroismoi,ce fpec-
tacle là , un grand nombre de mes Camara-
des auffi. Il n'eil pas rare autant que vous
croiez : Je l'ai donné fur le Théâtre de Ren-
nes, fur celui de Strasbourg, je l'ai donné
depuis aux Cours de Bayreuth , de Munich ,
de Vienne & de Berlin , & je le donne aflii-
rément gratis : le feul prix que j'en attens eft
l'eftime que des fpeélateurs équitables & fen-
fés ne peuvent me refuièr. J'ai partagé avec
nombre de mes Confrères les témoignages
glorieux de l'eftime, & de la bienveillance de
graves Magiftrats , d'illuftres Militaires, de
Princes , de Princeffes qui font profeiïïon de
ne les accorder qu'à des gens dont les moeurs
Ibnt pures & la conduite irréprochable.
Je
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 195
Je me nomme , & les lieux où j'ai paru ,
faites moi foufFrir la honte d'un démenti fi
j'ai tort, informez vous, & je pafTe condam-
nation fi vous n'êtes pas forcé d'avouer que
je fuis infiniment plus honnête homme que
vous. Oui M. & j'infifte,plus honnête hom-
me que vous , ce n'eft pas beaucoup dire j
vous verrez tout à l'heure. La plaifante diftinc-
tion que vous faites du talent & du métier de
la célèbre Oldfield , l'un ne fuppofe-t-il pas
l'autre., & jouiroit on du talent, fi l'Adeur
n'en faifoit pas Ton métier? Les Anglois ont
honnoré cette Adrice d'un tombeau parmi
ceux des Rois , ils ont voulu encourager
par là tous ceux qui font le même métie? à
tacher par leur talent de mériter le même
honneur. Il n'y a point de profeffion qu'il ne
foit honteux, ridicule & préjudiable de mal
exercer; mais quand on l'embrafi^e avecle ta-
knt qu'elle exige, on l'honnore au lieu d'en
être honnoré.
_ Qiiel cas fait on d'un Médecin , d'un Pré-
dicateur, d'un Avocat, d'un Peintre, ou d'un
Muficien ignorant ? Ce n'eft donc pas le mé-
tier qui honnoré, mais le talent avec lequel
on s'y difiingue. Tout homme qui attend fon
honneur des titres dont il efl décoré , s'il les
pofiêde fans les mériter , n'cft aux yeux des
fages , qu'un Baudet chargé de Reliques : je fuis
fort étonné qu'un Philorcphe, au moins foit
difant, exige de la profeffion des Comédiens,
qu'elle les honnoré par elle même, fans au-
cun mérite de leur part, tandis que les pro-
N 2 fes-
196 L. H. D A N C O U R T
fefiîons les plus honnorifiques ceffent d'être
honnorables pour ceux que leur incapacité &
leur métalent en rendent indignes. Encou-
rager le talent par des honneurs , c'ell hon-
norer , c'eft autorifer fans doute la profelTion
dans la quelle ce talent eft nécefîaire ; donner
le bâton de maréchal à de braves Lieutenants
Généraux , les combler d'honneurs & de biens,
c'eft encourager les jeunes Officiers , c'eft hon-
norer leur profefiîon en recompenfant ceux
qui l'exercent avec diftinétion.
Si nous avions aujourd'hui des Cicéronqui
plaidaffent pour nos Kosc'ius , on les entendroit
fans doute s'élever contre le préjugé qui avi-
lit la profeffion de ceux-ci , & s'efforcer de
rendre les honneurs à des talens qu'on atta-
que aux dépens de la raifon & de la Vertu.
Prenez y garde M. ce n'eft pas lorsque les
Jeux Scemques furent inftitués qu'ils furent
avilis, ils étoient des a6les de Religion, dont les
Adeurs étoient les Miniftres : on les confidé-
roit donc , comme des gens confacrés au fer-
vice des Dieux ; ce n'étoit pas alors que le
Préteur difoit: ^isquis in fcenam frodierit in-
famis eft.
Ce fut lorsque ces fpe(5î:acles facrés devin-
rent profanes & impudiques , qu'ils furent
abandonnés aux talens des esclaves & de gens
déjà méprifés avant de monter fur la fcene ;
ce fut pour empêcher les honnêtes gens d'exer-
cer une profeffion licentieufe, de fe confondre
avec des hommes vils , pour infulter par des
fatires odieufes 5c perfonnelles les meilleurs ci-
toiens -
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 197
toiens , & allarmer la pudeur par l'exécution
de rôles infâmes, tant par le ftile que par les
vices des perfonnages qu'ils reprefentoient.
On ne voioit fur la fcene latine que des Pa-
rafites, desMercures , des Appareilleufes &
des Courtifanes. N'auroit il pas été honteux
que des gens de l'un & de l'autre fexe eulTent
rempli de pareils rôles aux yeux du Public.
On avoitdonc raifon de proscrire le Théâtre:
les légiflateurs vouloient infpirer de l'horreur
pour l'image des mauvaifes mœurs, elleétoit
fi nue cette image , qu'il n'eft pas concevable
comment le Sénat n'eut pas l'autcrité de
l'effacer tout à fait : mais le goût effréné d'u-
ne Populace corrompue lui interdifoit fans
doute cette entreprife.
La diftin6lion accordée aux Attelanes, prou-
ve toujours que les loix ne s'elevoient pas con-
tre les fpeâacles comme mauvais en eux mê-
mes, ni contre des Aéleurs honnêtes gens , &
des Pièces où les mœurs étoient refpedées.
La loi des Romains ne fait donc rien pour
vous ; fi vous en abufez , nous pouvons nous
prévaloir de celle des Grecs qui honnoroit le
Théâtre , & fur- tout d'une qui deffendit fous
peine de la vie de propofer de toucher à des
fommes confidérables deftinéesauxfpe6lacles,
même pour la deffenfe de la Patrie dans le
tems qu'Athènes étoit affiegée par Philippe.
Les premiers fpe6tacles qui parurent en
France furent édifians , auffi leurs Acleurs
furent ils honnorés ce titres & de privilèges :
ils ne reprefentoient que les Mifteres ou le
K ^ Mar-
ip8 L. H. D A N C O U R T
Martire de quelque Saint : devenus moins
dévots & plus avares , ils affermèrent leur
Théâtre à des Faiceurs infâmes, on leur re-
proche quelque part à eux mêmes d'avoir allié
des fpedacles impudiques & des fcenes lasci-
ves aux objets les plus dignes de vénération.
L'Egiife s'éleva avec raifon contre des abus
û fcandaleux ; elle excommunia non feulement
les Comédiens, mais encore les fpedateurs.
L'objet de l'excommunication n'étoit pas fans
doute de proscrire les fpedacles décens & rai-
fonnables ; mais f ulement ceux qui n'offroient
aux yeux qu'un mélange des chofes faintes
avec les plus fcandaleu Tes, & des prophana-
tions aufli choquantes pour la raifon, que con-
traires à la pureté des mœurs.
Si les fpedacles ont elfuié la même révolu-
tion à Paris que dans l'ancienne Rome, s'ils
ont été facrés dans leur origine, & s'ils font
devenus impudiques dans la fuite, il n'eftpas
étonnant qu'ils aient éîé autorifés, refpedés
& honnorés lors de l'Etabliffement : ileft en-
core moins furprenant qu'ils aient été flétris
lorsqu'ils font devenus l'Ecole de l'infamie di
de l'impureté : plus on prouvera que la pro-
fcription des Adeurs fut légitime alors, plus
on établira les droits de ceux du tems préfent
à l'eftime publique &■ à la fociété. Vous avez
trop fenti que la profefllon des Comédiens
d'aujourd'hui vous donnoit peu de prifè contre
eux ; il a fallu que vous alliez fouiller dans
leur conduite particulière de quoi vous auto-
xifer à dire du mal de leur état : il fe peut
fort
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 199
fort bien que dans le leur , comme dans tous
les autres les honnêtes gens ne foient pas le
plus arand nombre : c'eft ce qui fera cepen-
dant fi tôt qu'on le voudra. 11 feroit injufte
d'appliquer à leur profeffion leur dé règlement,
après ce que j'ai dit des caufes du défordre
qui règne entre eux, & qui dépendent abfo-
lumentdu défaut de police. Achevons de dis-
culper leur profeiTion des nouveaux reproches
que vous lui faîtes d'un air û triomphant ;
vôtre gloire n'eft qu'un feu de paille , vous
allez bientôt voir la fumée.
^u'eft ce que le talent du Comédien} Lart de
fe coîitrefaire , de revêtir un autre cara^ere que
le fien , de paraître différent de ce qii'on eft , de
fe pafflonner de fang froid , de dire autre chofe
que ce qui on penfe aujji naturellement que fi on le
f enfuit réellement , S* d'oublier enfin fa propre
place. Qu'eft ce que le talent d'un Corneille,
d'un Molière, d'un Crebillon, d'un Voltai-
re ? C'eft de fe paffionner de fang froid dans
leur Cabinet , d'écrire autre chofe que ce
qu'ils penfent aulTi naturellement que s'ils le
penfoient réellement , & d'oublier enfin leur
propre place. C'eft le talent d'un Prédicateur
qui prend la place d'un Apôtre, fe pafllonne
de fang froid & dit fouvent autre chofe que
ce qu'il penfe au ffi naturellement que saille pen-^
foit. Un talent n'exclut pas plus la probité
du cœur de celui qui l'exerce s'il eft honnête
homme, qu'il n'y porte la Vertu ,^ s'il eft un
homme corrompu : prétendre qu'il influe en
bien ou en mal fur les mœurs de quelqu'un,
N 4 c'eft
loo
L. H. DANCOURT
c'eft une abfurdité ridicule & vous allez le
voir i il faut avant vous laiffer tout dire :
^'efi ce la profejfwn de Comédien y Un métier
far lequel il Je donne en repréfentation pour de
Purgent , fe foumet à V ignominie ^ aux affronts
qu'ion achette le droit de lui faire ^ ^, met publi-
quement fa perfonne en 'vente.
Qii'eft ce qu'il y a de honteux à fe donner
en repréfentation pour de l'argent ? Penfez
vous nous faire rougir de vos fcrupules , pour-
quoi donc vous y donnez vous auiïï ? Car
n'elt ce pas pour être connu perfonnellement
qu'un Auteur donne fes ouvrages au Public?
N'eft ce pas pour Tamufer qu'il travaille j &
qu'il met fes produdions au jour p IN'eft ce
pas pour gagner de l'argent qu'un Auteur,
un Avocat , un Prédicateur même fe produi-
fênt au Public ? Chacun d'eux ne défire-t-il
pas d'en être connu plus qu'aucun de fès
concurrens ? Si ces motifs ne font pas fcan-
daleux de vôtre part, pourquoi le feront- ils
de la part des Comédiens? Quelle eft la pro-
feifion qui ne doit pas nourir celui qui l'exer-
ce ? Quel mal y a-t il à gagner fa vie aux
yeux du Public plutôt que dans fon aparte-
mentj fur-tout quand on la gagne avec diftinc-
tion , qu'on fe fait chérir par fes talens , &
qu'on fe rend recommandable par fes moeurs ?
Qu'efi: ce que l'ignominie, quels font les
affronts qu'on achette le droit de faire à un
Comédien ? On le fiffle quand il joue mal :
mais ne fiffle- t-on pas les mauvais Auteurs, en
font ils moins honnêtes gens pour cela ? Fait
on
A Mr. J. ]. ROUSSEAU. 201
on beaucoup de cas d'un mauvais Prédicateur,
ou d'un Avocat imbécile ? Ne fe moque-t-on
pas d'un ignorant Médecin, Quand on fiffle
tous ces gens là, eil-ce à leur profelfion qu'on
en veut ? Non fans doute , c eft à la perlbn-
ne feule , c'eft pour la punir de l'audace "
qu'elle a de vouloir tromper le Public, & lui
faire paier des talens qu'elle n'a pas.
Ceux des Comédiens qui n'ont jamas été
fîfflés font donc audeflus de tout reproche?
Leur profefilon n'a rien de honteux pour eux,
puisqu'ils n'éprouvent point le désagrément
qui l'avilit félon vous; mais, allez vous dire,
n'a-t-on jamais flfflé des A6teurs qui ne le
méritoient pas? J'en conviens, donc leurpro-
feffion eft flétriffante par elle même , puisque
quelque bien exercée qu'elle foit, elle les ex-
pofe toujours à des fifflets ignominieux : mau-
vaifê conclufion. N'a t-on pas critiqué très
injuftement d'excellens Auteurs. Le mépris
dont les habiles & les honnêtes gens paient
des critiques injuftes n'ajoute-t-il pas fou vent
à la gloire des Auteurs critiqués ? M. M, deVol-
taire & de Crebillon perdront ils rien de leur
réputation par les abfurdes critiques que vous
venez de faiie de leurs ouvrages ? Et quand
une nuée de Corbeaux croajjent enfajjant au-des-
f m d'un ho ce âge j en écoute -t-on avec moins de
flaifir quand ils font loin , les chants mélodieux
du Rosfignol Ce charmant oifeau en a-t il pour
cela le goficr moins flexible & moins tendre?
En eft il moins cher aux oreilles délicates qui
l'écoutent. La Police en France „ vient d'in-
N 5 ter-
202 L. H. DANCOURT
terdire les fifflets au Parterre ; donc voilà la
profefïïon des Comédiens annoblie par ce rè-
glement. Les fifflets étoient la feule caufe de
Ton ignominie, les fifflets aujourd'hui ne font
plus à craindre : voilà donc nôtre état devenu
tout auffi refpeèlable qu'un autre, puisque le
Parterre a perdu le droit de nous fiffler.
Un Clerc four qtùme fous ^ fans craindre le hola^
Peut aller au Parterre , attaquer Attila.
La façon dont Boileau donne ici aux étour-
dis le droit de fiffler les meilleures chofes , eft
fans doute la véritable façon de le leur ôter ,
& fi d'un côté les fous fifflent au parterre ;
(car ce ne font que les fous qui fifflent) les
honnêtes gens crient toujours , faix là ! faiitX
faix ! la Cabale !
Si la Pièce ou l'Adeur les ennuie, ils Ce
contentent de bailler & s'en vont. Or l'igno-
minie que vous reprochez aux Comédiens,
ne leur étant infligée que par des fous ou des
étourdis, il n'eft pas étonnant qu'ils y foient
infênfibles, & qu'ils continuent d'aimer , d'es-
timer & d'excercer leur profefilon.
J\idJMre comme vous tout homme fincere de
déclarer à préfent, s'il découvre dans nôtre
profeffion la moindre trace d''un trafic honteux
^ bas de foi même.
Ces hommes fi bien parés , fi bien exercés au
ion de la galanterie 3* aux accens de la paj/ion ,
nahuferont ils jamais de cet art four féduire de
jeunes ferfounes? Ces 'valets filous fifubtils de la
laiî-
A Mr. ]. J. ROUSSEAU. 203
langue ^ de la main fur la fcene , dans les he-
fo'ms d^un métier plus difpendieux que lucratif ^
n'* auront ils jamais de diftr avions utiles^ ^c
Ces foupçons que vôtre perfidie cherche à
donner de nous au Pubhc , font auffi bien
fondés que ceux que quelques idiots avoient
conçus contre le caractère de M. deCrebilIon.
Ils s'étoient imaginé , dit-il , qu'un homme qui
avoit pu traiter fi énergignement le carade-
re d'Atrée devoit avoir Pâme auffi noire que
Ton Héros. Vous êtes paie M. pour fentir
combien ces gens avoient tort.
Un Peintre devient il un malhonnête hom-
me, quand il exprime avec art toute la mé-
chanceté d'un Caligula^ dans les traits qu'il
lui donne. Un Hiftorien de Néron devient
il unMonftre pourfavoir développer avec art
tous les mouvemens fecrets de l'ame de cet
Empereur déteftable ? Non fans doute; ce
n'eil donc que vôtre méchanceté propre qui
peut vous porter à nous appliquer les vices
que nous peignons le mieux qu'il nous
eft pofïïble pour 'les faire abhorrer. Que
penferiez vous de la maladrelTe d'un filou qui
commenceroit par montrer aux gens de
quelle manière il s'y prendra pourries trom-
per? Ne feroit ce pas les avertir d'être fur leur
gardes. Ce feroit pourtant là ce que nous fe-
rions fi nous emploions dans le commerce de
la vie , l'adreffe & la fubtilité que vous re-
marquez en nous au Théâtre. Vôtre méchan-
ceté vous ôte la mémoire : vous venez de re-
procher tout à l'heure aux Comédiens de pa-
roître ce qu'ils ne font pas & de revêtir un
autre
204 L. H. D A N C O U R T
autre caradere que le leur. Vous voulez ici
faire craindre au Public qu'ils ne foient ce
qu'ils repréfentent.
Quand un honnête homme avertit un autre
honnête homme des moiens qu'un fripon doit
emploier pour le tromper , doit on craindre
que cet honnête Confeiller ne devienne un
fripon lui même , parce qu'inftruit de tous
les tons , de tous les détours , de toutes les
grimaces que le fourbe qu'il accufe, a coutu-
me d'empioier pour tromper quelqu'un , il en
fait un tableau frappant à fon ami.
Que l'efprit contempteur rend inconfé-
quent , injufte & aveugle , car vous ne vou-
drez pas vous perfuader que ceux des Comé-
diens qui jouent les rôles àePoUeit^e, dcJouJ,
deMarJochêe, deviennent des Saints. Vous ne
voudrez pas croire non plus que ceux qui
jouent un Euphêmon , un Licandre , un Arifte ,
un Biirrhm , un Jharès , deviennent les gens
du monde les plus vertueux : il faut pourtant
convenir avec vous même^ & fl l'emploi de
chaque Comédien a tant d'influence fur fes
mœurs 5 ceux qui jouent les rôles de Saints,
de Héros , & d'honnêtes gens doivent devenir
des Saints, des Héros, d'honnêtes gens, com-
me ceux qui jouent des rôles de fuborneurs &
de fripons font klon vous Juborneurs 5c fripons.
Mais vous M. qui tirez du métier des autres
des induftions contre leur probité , voions
un peu fl celui que vous faites ne peut don-
ner aucun doute de la vôtre: fi l' inconduite
de quelques Comédiens vous fait préfumer
que tous leurs reflemblentjvous m'autorifez
par
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 2of
par cette opinion à conclure que la mauvaifè
foi d'un grand nombre d'Ecrivains eft com-
mune à tous & par conféquent à vous.
11 y a eu des Auteurs fripons , voleurs mê-
me , impies , obfcênes , calomniateurs & fcé-
lerats , & vous êtes Auteur.
Diogêne étoit Philofophe mais Philofophe
Cinique & fuivant la commune opinion or-
gueilleux autant qu'infolent j on voioit fon
orgueil à travers les trous de fon Manteau &
quelque bonne opinion que M. De la Motte le
Vayer en ait conçue fur quelques penlêés rai-
fonnables receuillies de ce prétendu Sage , on
ne peut voir qu'un infolent , un ridicule &
un orgueilleux dans la manière dont il {è
conduifit avec Alexandre. S'il eut été vérita-
blement fage il auroit accepté les préfens de
ce Héros , ne fut ce que pour foulager les
malheureux de fa connoiffance. Il aima mieux
faire une réponfe impudente que de fe mettre
en état de faire de bonnes avions. Le véri-
table Philofophe alors fut Jlexanàe , puis
qu'il ne fe fâcha pas & je crois qu'il eft très
louable d'avoir mieux aimé être Alexandre
qu'un Diogêne.
Un Grand Prince vous a voulu paier un de
vos ouvrages beaucoup plus qu'il ne vaut
afîurément 3 vous ne vous êtes réfervé fuper-
bement du préfent qu'il vous faifoit qu'un
peu plus de ce quil valoit & vous avez ren-
voie le refte, afin qu'on put vous comparer
à Diogêne ; votre orgueil a percé comme ce-
lui de votre modèle ; car l'hiftoire ne dit pas
que
20(5 L. H. D A N C O U R T
que vous aiez fait aucune démarche pour que
ce trait de modeftie & de désintéreffement fut
dérobé à la connoiiTance du Public. Ce dés-
jntérelTement prétendu n'a trompé perfonne.
Qiie conclure de ces deux exemples? Que
puisque vous & Diogênes êtes des Philofô-
phes , que tous les Philofophes font des or-
gueilleux, des impertinens & des hipocrites?
Il le faut bien, en imitant vosconféquences.
La plupart des Hérétiques ont été des Reli-
gieux , des Prêtres , des Théologiens , des
Methaphificiens , donc tous les Religieux , les
Théologiens & les Prêtres font des Hérétiques,
& vous êtes Methaphificien.
Ce fut un Moine qui fit PAlcoran , ce fut
un Miniftre Calvinifte qui conduisît fonRoi
fur l'echaffaut & qui fous le titre de Protec-
teur occupa le Trône de fon Maître: donc
tous les Moines ou les Miniftres réformés
font des Sergius ou desCromwels. Quelques
étourdis d'Ecrivains ofent faire imprimer les
dogmes du Deifme^ on renouveller les erreurs
de Lucrèce 5 d'autres à l'abri de la rigueur de
la Police par Vincognïîo qu'ils ont la prudence
de garder , portent la corruption dans les
mœurs par des écrits obfcênes, d'autres enfin
politiques innocens font des Traités de gou-
vernement auffi fots qu'eux mêmes ; ils prê-
chent en cachette l'indépendance & la révol-
te: donc tous les Auteurs font des Lucrèce,
des Vanini, desAllozia, des Machiavel.
Je ne fuis pas affés imbécile ni affésinjufte
pour adopter de pareilles conféquences ^ j'ai
sra-
A. Mr. J. J. ROUSSEAU. 207
grâces au Ciel encore affés de Logique pour
ne pas conclure du particulier au général j je
ne profcris point des profeffions utiles & ref-
peéîables à caufè des abus qu'on en peut faire.
La friponnerie de Furetiere ne me rend
point l'Académie fufpeâe.
L'impertinence deDiogéne, ni vôtre Cî-
nifme maladroit , ne m'empêcheront pas de
regarder les Socrates, les Platon, les Moliè-
re , les Montagnes , les Montefquieu , les Mi-
rabeau 5 comme les amis des hommes , & les
organes de la raifon , de la fageffè & de la
vérité.
Des Théologiens prétendus', des Héréti-
ques aveugles ne m'empêcheront pas d'admi-
rer les lumières & le zèle des Pères ni l'Elo-
quence pénétrante & fainte des Bourdaloue^
des Boffuet , des Flechier , des MaJfiUon.
L'apoftafîe de Sergius, l'hipocrifie, l'am-
bition , la cruauté de Cromwel ne me feront
point voir des fadieux dans des Religieux
fcrupuleux obfèrvateurs de leurs règles.
je ne verrai point des Ufurpatears futurs
dans les Reformés du Roiaume de France:
leur zèle patriotique, la pureté de leurs mœurs,
leur valeur éprouvée à laquelle le Roi vient
d'accorder les honneurs militaires, que leurs
opinions les empBchoient ci-devant de parta-
ger : tout cela me les fait voir tels qu'ils (ont,
d'honnêtes gens & de bons citoiens.
Je ne vois pas non plus des Murfîus , des
Pétrone, des Ovide, des Martial dans tous
nos Ecrivains.
Je
2o8 L. H. D A N C O U R T
Je ne vois point dans les efforts que font
des gens fages & modérés pour éclairer le
Trône & le Miniftere fur les abus que des
fanatiques ou des hipocrites font de la Reli-
gion , fur les exadions de certains Prépofés
fubalternes du Gouvernement , la frénéfie de
ces efprits réformateurs qui voudroient être
les Auteurs du trouble pour que leur nom
paflè à la pofterité, dût- on les comparer aux
Erofirates. Ceux qui me paroitroient tels , je
les accufêrois.
Je dénoncerois au Miniftere public un Au-
teur dans les écrits duquel je découvrirois
des opinions nouvelles , contraires au repos
de la foi, & par conféquent à celui de l'Etat.
Je vous dénoncerois vous , dans les écrits de
qui j'en puis montrer plufieurs, fi mon zèle
ne m'expofoit pas à être accufé de récri-
miner.
Si vous voulez faire adopter aux gens fa-
ges , que la profeffion des Comédiens les rend
fripons parce qu'il y a des gens de mauvaifes
mœurs entre eux, prouvez avant que tous
les hommes font des fripons, parce qu'il n'y
a point de profeffion ni d'état qui n'ait les
fripons.
Q^xiX. à moi , voici ma manière de juger.
Ce n'eft point parce que parmi les gens de
lettres & les Philofophes il y a des envieux ,,
des plagiaires , des critiques de mauvaife foi ,
que je vous crois un malhonnête homme ,
c'eft parce qu'entre tous les Ecrivains du
jour , vous vous diftinguez par vôtre malice
en-
A Mr. ]. J. ROUSSEAU. 209
envers ceux qui vous déplaifent : c'eft parce
que vous voulez rendre odieux des gens qui
ne vous ont jamais fait de mal , c'elt parce
que vous dénigrez une profeiîion que des
Saints & des Philofophes approuvent & qu'ils
encouragent : c'ell parce que vous accufez de
mauvaifes, mœurs & de firiponerie des gens
que vous ne connoiiTez que de vue & qui ne
vous ont aflurément jamais rien volé : c'eft
par ce qu'en voulant avilir & diffamer le ta-
lent des Comédiens, vous dégoûtez les hon-
nêtes gens de l'exercer , & vous vous oppofêz
ainfi à ce que cette profelfion s'annobliffe
& fè purifie des abus qu'on peut encore
lui reprocher. Un Cenfeur fage, honnête
homme & vraiment zélé ne répand point le
fiel & l'infamie fur ceux dont les mœurs le
choquent , il leur montre le chemin de la
Vertu & s'en tient là: mais quelle opinion
n'eft il pas parmi d'avoir d'un homme qui
quitte le Paradis terreftre: (car la magnifique
defcription que vous faites de Genève en don-
ne cette idée) quelle opinion, dis je, n'eft
il pas permi d'avoir d'un petit Auteur qui
quitte un fejour fi délicieux, pour venir in-
fulter une nation refpedable, blâmer tousfes
ufages & fes goûts, lancer des traits critiques
fur fon Gouvernement , prêcher l'indépen-
dance, & vanter le bonheur des Iroquois &
des Caraïbes, c'eft-à-dire l'orgueil , la féro-
cité, la révolte, la cruauté à un Peuple ac-
coutumé à chérir fes Rois , & qui fe diftin-
gue par fa docilité, par fon zèle & fonrefpeâ:
pour les loix j Que penfèr d'un petit Dodeur
O ea
2IÔ L. H. D A N C O U R T
en politique qui veut transformer le François
enjoué , poli , fournis , & fidèle en Républi-
cain dur & féroce? Apôtrefecret de la turbu-
lence Anglicane, ne feroit-il point le précur-
feur d'un nouveau Cromweljun pareil hoiu'
me me paroit bien plus méprifable & plus
dangereux qu'un Comédien.
Je pourrois emploier en faveur de ma pro-
feiîion tous les argumens invincibles conte-
nus dans la lettre d'un Théologien à M. Bour-
fault , qui lui demandoit fon avis fur les fpec-
tacles : pour éviter la prolixité j'y renvoie le
le6leur & vous aufii. Vous ferez un novateur
bien opiniâtre fi cette lettre ne vous impofè
pas filence & ne vous convertit pas.
CHAPITRE Vï.
Où Von examine fi le Bal piihlic propofè par
M. RouJJeau ne fer oh pas plus préjudicia-
hle aux mœurs de Genève^ que le fpec-
lacle qu'il projcrit.
Combien vous vous feriez épargné de peine
M. fi vous vous en étiez tenu au feulob-
ftacle que vous pouviez oppofer raifonnablc-
ment à rétabliffement de la Comédie Fran-
çoifel Genève: il vous a fallu fuer pour en-
taffer un nombre d'inveélives fuffifant pour
faire un volume : il vous a fallu gagner des
migraines à faire des calculs graves & politi-
ques auffi faux que les principes qui vous les
ont fait entreprendre. Tout ce travail vous
auroit paru de trop , fi vous aviez été bien
fur
AMr. ]. J. ROUSSEAU. 211
fur de l'impuifîànce de Genève à foutenir un
Ipeélade. (^lelle meilleure raifon que l'im-
poflibilité de paier pour ne pas faire de la dé-
pensé : quelle raifon plus capable d'éloigner
les Comédiens vos ennemis des baftions de
Genève , que la certitude d'être mal paies ,
s'ils ofbient former un établiiïement dans
cette ville? Je ne crois pas le Sénat de Ge-
nève plus dispofé à tromper les Comédiens
en les appellant,que les Comédiens à périr
d'inanition en s'établiifant dans un defert.
Si vôtre allégation vous eut paru vraie elle
vous auroit femblé en même tems la meil-
leure & la feule utile parmi toutes celles que
vous emploiez. Il vous a donc fallu imagi-
ner bien d'autres motifs de dégoûts pour en-
gager vos Compatriotes à nous fermer les
portes deGenêve. Vous vous êtes donc affis à
côté du grand Sulli; vous avez emprunté fon
ton & (on ftile pour dreifer un Catalogue
d'obftacles imaginaires, d'inconvéniens fri-
voles & de confeils économiques que vous
prétendez qu'il auroit donné à Genève pour
en écarter les fpeélacles. Croiez moi M. on
fe feroit moqué de lui chez vous, comme on
l'auroit fait à Paris, fi les objets qu'il a trai-
tés fi gravement euffent été des détails aufîl
puérils que ceux que vôtre petite politique
vous fait regarder comme des mon (très.
Sullï n'auroit vu dans les fpeétacles que ce
que tous les gens fages y voient, un délafi^-
ment utile & néceffaire, le feul digne d'oc-
cuper des gens fenfés & de leur faire moins
0 2 re«
212 L. H. D A N C O U R T
regretter le loifir qu'ils font forcés de donner
à la réparation de leurs forces & de la tête &
de l'efprit. Sidlt bien loin de penfer comme
vous fe feroit emporté contre quelqu'un qui
auroit propofé l'établiiTement d'un Bal pu-
hlic: 11 auroit vu dans cet établiflèment tous
les préjudices que vôtre prévifwn fait marcher
à la fuite du fpedacle. SuUi n'auroit pas man-
qué de dire: Je 'vois que les travaux des Gene-
vois ceffant d'hêtre leur amufement , aujfitôt qu'ails
auront un Bal public, il y aura chaque jour un
tems réel de perdu pour ceux qui affijieront à ce
Bal, ^Pon ne fe remettra pas à Pouvra^e, le-
fprit rempli de ce qiCon aura vu ou de ce qu'on
aura fait ; on en parlera , ou l'on y fongera , par
conféquent relâchement de travail , premier
préjudice.
^elque peu quil en coûte pour fon Ecot , on
paiera enfin', ceft toujours une dépenfe qu'on ne
faifoit pas. Il en coûtera pour foi , pour fa jem-
me , pour fes enfans ., quand on les y mènera ,
&: il faudra les y mener fon vent par ordre du
Seigneur Commis : de plus un Ouvrier ne va
point dans une AjfemhUe fe montrer en hahit de
travail^ il faudra prendre plus fouvent J es habits
de Dimanche , changer de linge plus fouvent , fe
poudrer , fe rafer , tout cela coûte du tems ^de
l argent. Augmentation de Dépenfe , deuxième
frêjudice.
Un travail moins affidu ^une dcpenfe plus
forte , exigent un dî'domagement , on le trouvent
fur le prix des ouvrages qu'ion fera forcé de ren^
(herir. JPlufieurs marchands rebutés de cette aug-
tnen-^
A Mr. ]. ]. ROUSSEAU. 213
mentation , quitteront les Montagnons , £^ fe
fourvoieront chez, les autres Sutfjes leurs voifins ,
qui fans être moins induftrieus^ n"^ auront feint
de /pelades y ^ n'' augmenteront point k'ir s pris y
Diminution de débit ^ troifieme préjudice.
Dans les mauvais tems les chemins ne font pas
praticables. 11 fait rarement beau pendant le
Carnaval , on n interrompra point ces divertis-
femens, fuppofés fi édifians & û utiles. On
ne pourra éviter de rendre la falle abordable
en tout tems, P hiver, il faudra faire des Che-
mins dans la neige , peut-être les paver , Dieu
'veuille qu'ion n''y mette pas des Lanternes. Ici le
grand Sulli feroit une réflexion „ fi Pétablis-
5, fement des Lanternes & le pavage des che-
,, mins ne fervoient abfolument qu'au Bal
„ public , ce feroit une dépenfe à regretter :
„ mais il ne reprocheroit pas au Bal public
j, comme un nouveau pr&judice qu'il auroit
5, occafionné , une dépenfe utile à la fureté
5, des citoiens & à la circulation du Com-
„ merce, au roulage des marchandifes &c.„
Les femmes des Montagnons allant d'' abord pour
*Voir , 3* enfuit e pour être vues , voudront être
parées., elles voudront Vêtre avec dïjîinclion\ la
femme de Mr. le Châtelain ne voudra pas fe mon-
trer au Bal , mije comme celle du Martre d'^ Eco-
le , s"" efforcer a de fe mettre comme celle du Châte-
lain , delà naîtra bientôt une émulation de paru-
re qui ruinera les Maris , les gagnera peut être ,
^ qui trouvera fans ceffe tnille nouveaux moiens
d'éluder les loix fomptuaires , tntrodu^wn du
l^uxe, cinquïjne préiudce.
O 3 Tels
214 L. H. D A N C O U R T
Tels font les inconvéniens que vous voiez
à la fuite du fpedaclej mais que le grand
Sulli verroit à la fuite d'un Bal public, il en
verrait encore bien d'autres qu'il eft bon de
vous détailler. S'il voioit par exemple un Sei-
neur Commis préfider à vôtre Bal , quel abus,
diroit il, fait on donc ici de la Magiftrature , ne
craint on point de la dégrader en la faifant
préfider à une efpéce de débauche publique?
Elle ne peut affifter dans un Bal que pour y
contraindre le plaifîr oa pour y participer;
fi c'eft un bien que de danfer en public, &
qu'une jeune perfonne mérite un prix pour
avoir bien danfé ; il faut donc que tout le
Sénat de Genève apprenne à danfer auffi,
qu'il ouvre le Bal lui même pour déterminer
le Public à donner la préférence à ce genre
d'amuièment.
Voir un grave Sénat y?z/>^ en rond une danfe^
Et {âuter dans la falle ain[i tout en cadence^
Cela fer oit lien beau , Monfieur.
Je n'outre point ici le ridicule , prenez y
garde. Le Légiflateur doit l'exemple de la
pratique de fes loix ; donc le Sénat de Genè-
ve ne pourroit fe dispenfer de danfer lui mê-
me , pour faire danfer les autres.
Il faudroit encore qu'il imaginât des dan-
fes dont les mouvemens & les grâces ne fuf-
fent pas contraires à la modeftie : car vous
voulez qu'on danfe très modeflement : or
rien n'étoit moins conforme à la modeftie que
les
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 215-
les danfês des Spartiates lorfque les femmes
s'y mêloient, lifèz plutôt Phiftoire. Un Me-
nuet, uneContredanfe pour être bien danfés
ne s'accordent gueres avec vos fcrupules : un
Maître à danfer ordinaire, dit toujours à fes
écolieres : Mademoifelle , avancez la poitrine ,
effacez les épaules légèrement , marquez fcru-
puleufement la cadence , les yeux fixés fur
ceux de vôtre Cavalier , que tout vos mouve-
mens peignent avec grâce un fentiment , fou-
riez agréablement.
Tous ces principes ne vous paroitroient pas
modelles : il faut donc imaginer une danfê
exprès , ou fi l'on danfê à vôtre Bal des Me-
nuets & des Contredanfes , il faudra que les
figurans pour être modeftes , fe gardent bien
de porter les yeux l'un fur l'autre : la vue col-
lée fur le plancher de la falle, ils marche-
cheront comme ces petites figures Automates
que les Savoiards font rouller fur nos par-
quets , il ne fera pas mauvais même pour
s'afiiirer que les regards dérobés ne trahiront
point la modelVie prcfcrite , d'affubler la tète
de tous les danfeurs & danfeufes d'un voile
épais pour les mettre à couvert de la tenta-
tion. On fuivroit apparemment l'ufage uni-
verfêl de l'Europe , qui a confacré l'habit
noir à la décence, & l'on obligeroit tous les
danfeurs & danfeufes de s'habiller de cette
couleur, & pour que tout répondit à la gra-
vité de l'habit , on interdiroit aux jeunes gar-
çons cet air de diffipation &: de folie que la
danfè & la mufique leur infpire:on leurpref-
O 4 criroit
2i6 L. H. D A N C O U R T
criroit d'avoir la vue toujours fixée fur le
Seigneur Commis , Comme le Soldat Pruflleii
fur le Flû^elman * en forte qu'ils s'exerce-
roient fans ceiTe à accorder leur maintien avec
la o;ravité de leur habit. O le beau Bal , ô le
beau Bal !
J'obferve un chofe : vous Voulez de la mo*
deftie dans vôtre Bal , & vous excitez l'ému-
lation des mères à bien parer leurs filles : eh
M. fongez donc au luxe que vous craignez
tant, fongez que la modeftie que vous exi-
gez ne s'accorde pas avec une parure excef-
(îve. Vous voulez de la grâce & de Padref-
fe , & qu'on applaudiffe ces deux avantages
dans ceux qui les auroient : ce feroient donc
des grâces & une adreffe de convention? Car
pour les grâces naturelles qui accompagnent
les danfes de toute l'Europe, croiez moi, la
fcrupuleufe modeftie y trouveroit fans cefle à
red're.
Vous voulez que les pères & mères aient à
leur tête un Seigneur Commis , & que tous
enfèmble compoient un Aréopage pour juger
de la mocieftie & de la danfe des jeunes gens ;
mais ne craignez vous pas la prédileélion des
pères & mères pour leurs enfans ? Le Seigneur
Commis, en fuppofant qu'il n'ait ni fon fils
ni fa fille dans l'afixmblée fera donc le feul
qui pourra prononcer avec impartialité, &
rendre compte au Sénat de la conduite de fes
dan-
* C'efl le premier Soldat de la première file de chaque
Bataillon ou P^^ letton qui règle par fes mouvemens
l'exercice de tous les autres.
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 217
dan(èurs. Il tiendra Régiftre Journal apparem-
ment de la façon dont chacun aura darifé , &
par un aéîe dépofé fcrupuleufement au Gref-
fe on faura que tel jour , Mademoifelle une
telle a danfé un peu trop légèrement ^ que tel
autre jour , Monfîeur un tel a laifle échapper
un pas de Menuet un peu trop libidineux , on
faura que dans tel Bal Mademoifelle N. a
choqué la modeftie par un fort de Iras trop
tendre, & que Monfieur N. a payé l'amande
pour avoir fait connoître par un coup d'^œil trop
décidé , qu'il avoitpour fa figurante en ce mo-
ment , un fentiment plus que patriotique. Sur
ce rapport toujours intégre apparemment, on
accorderoit tous les ans la Couronne à celle
des Filles ou celui des Garçons qui le trouve-
roit miraculeufement exempt d'aucun de ces
reproches.
Je ne fais M. fi ce Bal modefte s'établira à
Genève, fuivant vôtre avis: mais je fais bien
qu'il ne fera jamais à couvert de l'ennui ni du
ridicule.
Voions un peu maintenant quels font les
plaifîrs que vous réfervez aux gens mariés.
Le Caffé, le babil , & la médifance aux fem-
mes, les cotteries ou les cercles bachiques aux
maris. L'Evangile veut formellement que
l'homme quitte tout pour s'attacher à fà fem-
me ; mais vous qui vous croiez fait apparem-
ment pour le corriger & l'interpréter , vous
voulez que les hommes ne voient leurs fem-
mes que le moins qu'il leur fera poffible : dans
le cours de la journée , la femme occupée de
P fon-
2i8 L. H. D A N C O U. R T
fon ménage , le mari de Tes affaires , n'auront
pas beaucoup de tems à donner à l'amour mu-
tuel. 11 femble que le foir , lorfque leurs oc-
cupations font terminées , eft le moment où
l'attachement réciproque devroit raffembler
les Epoux , pour s'amufer honnêtement avec
leur famille j non pas félon vous ; la femme
fera bien mieux daller chez fa commère ,
cenfurer tout fon voifmage, médire à plein
gofier pour l'édification du prochain & la paix
des autres ménages: de peur que laluette ne
lui tombe à force de caquet , on lui donnera
force Caffé, Thé, Chocolat, Liqueurs fraî-
ches &c. Les hommes iront au Cercle fe àeC-
fécher les poumons avec la pipe, & boire à
ïaSuife, pour édifier tous les Philofophes de
vôtre goût : édifieront-ils les autres fages ?
j'en doute: car aux yeux de tous ceux-ci
& des autres gens du monde , l'ivrognerie a
toujours paru un vice atroce & deshonnorant.
Ils "ont toujours vu jufqu'à préfent dans un
ivrogne, un homme dégoûtant & ridicule, à
qui l'on doit craindre de donner fa confiance.
Un ivrogne eft ordinairement brutal^ imbé-
cille , opiniâtre , hebèté , mauvais Mari , mau-
vais Père, négligent , parefîêux , très peu
propre à remplir les devoirs de l'himen, &
cette cordialité apparente que vous préconi-
fèz tant , n'eft qu'une indifcrétion acciden-
telle , dont il fe repent ordinairement le len-
demain de fa débauche.
Tels font les plaifirs que vous préférez ce-
pendant au fpedacle 3 la médifance des fem-
mes.
A Mr. J. ]. ROUSSEAU. 219
mes, l'ivrognerie habituelle des hommes vous
paroiffent moins dangereux pour les mœurs
que la vue d'un fpedacle décent, où la Ma-
giftrature auroit eu l'attention d'établir la
modeilie, le refpeél & la décence, tant de la
part des Adeurs que de celle des fpedateurs.
Le goût du Vin , dites- vous , n''eft pas un crime :
la maxime eft nouvelle. Je vous ai prouvé
que le goût du fpedacle n'en eft pas un non
plus. Vous prétendez que celui qui fait de
mauvaifes actions étant ivre couve à jeun de
mauvais deffeins. Celui qui tua Clitus dans
rivrefîe, dites vous, fît mourir Phylotas de
fang froid : qu'eft ce que cela prouve , fi non
qu'Alexandre à jeun ou dans l'ivrefTe étoit
également méchant ; mais étoit il ivre quand
il vifita & confola fi généreufement la famil-
le de Darius .? Etoit il ivre quand il traitoit
Porus en Roi, qu'il mettoit la Couronne fur
le front d' Ariftodême ^ & qu'il admiroit ledé-
fmléreffement de Diogène: croiez vous le vin
capable de lui avoir infpiré toutes ces belles
aftions , & ne voiez vous pas qu'Alexandre
ne devint cruel , même de fang froid , que
lorsqu'il devint ivrogne :_ Comment ofez
vous avancer que le vin fait rarement com-
mettre des crimes ; c'eft au contraire de tou-
tes les pafiions celle qui en fait commettre le
plus, tel qui de iang froid auroit été retenu
par la crainte & la réflexion , perd l'une &
l'autre par l'ivrefTe & fe livre à toute fa fureur
que le vin anime.
Citez M les crimes que le fpeélacle a
P 2 fait
Z20 L. H. D A N C O U R T
fait commettre , citez en un , & je me rends.
Examinons un peu, deux nouveaux parado-
xes que vôtre amour pour le vin vous adidé.
Le fageeft fobre par tempérance, le fourbe
l'eft par fauffeté : je dis moi , que le fage eft
fobre & tempérant, parce qu'il eft fage, &
qu'un fourbe n'eft ni fobre ni tempérant par
faufleté , mais par prudence & par tempéran-
ce naturelle, qualité louable qui n'exclut pas
la fourberie.
Quelle preuve avez vous qu'un homme
méchant dans la vin (bit nécefTairement, éga-
lement mauvais à jeun ? L'expérience prouve
le contraire. Combien de gens naturellement
polis bienfaifans & doux deviennent brutaux
cauftiques & durs quand ils ont trop bû d'un
coup ? Tel qui auioit craint de fe faire une
affaire parce qu'il eft prudent ou timide na-
turellement , devient hardi & querelleur ,
quand il a la tête échauffée par le vin , qui
le tire de fon afliette ordinaire. Pour vous
convaincre de cette vérité , jettez les yeux fur
nosfoldats. Tels qui fremiroient à la vue d'un
retranchement ou d'une paliftade, attaquent
l'un & l'autre avec fureur & fuccès, quand
leur courage eft animé par un verre de bran-
devin. En fuppofànt d'ailleurs que le vin fas-
fe éclater les mauvais deflèins qu'un méchant
couvoit à jeun : il faut donc regarder comme
un malheur qu'il fè foit enivré car il auroit
peut-être toujours couvé dans fon fang froid
un projet funefte dont l'exécution lui auroit
paru dangereufe, tant qu'elle n'auroit pas pu
être
A. Mr. J. J. ROUSSEAU. 221
être accompagnée de certaines circonftances
que fà prudence lui faifoit juger néceffaires,
au lieu que Pivreffe l'aveuglant fur les dan-
gers de Pentrcprife, fa témérité lui fait ten-
ter avec fuccès ce qu'un homme à jeun n'au-
roit pas ofé tenter.
Voilà M. les inconveniens qui peuvent re'-
fùlter de vos Cercles de médifance & d'ivro-
gnerie. Vos fêtes publiques ennuieront à la
fin 5 vos exercices ne peuvent être des amufe-
mens journaliers pour des gens accablés déjà
de fatigue par leurs travaux ordinaires. Vos
cercles masculins ou feminins,comme je viens
de vous le démontrer, font d'une très dan-
gereufe conféquence. Quoi de plus fage que
de leur fubftituer le fpedacle ; car en fuppo-
fant que quelques jeunes fpe6î:ateurs en abu-
fent , comme ils abufêroient des meilleurs
chofes , & qu'au lieu d'écouter Zaïre, ils ne
faffent qu'une attention luxurieufe à fes char-
mes, ils ne pécheront au moins que par /^tvz-
fées , mais dans vos Cercles ont eft expofé à
pécher par fenfées , par paroles , par avions 6c
par omijfwn.
Par penfées, parce que pour égaler la com-
pagnie on tâche de fe rappeller de bons con-
tes j &■ qu'on réfléchit fur la façon dont on
les rendra plus piquants par l'indécence des
images, & l'addition de quelques réflexions
poliiîbnnes.
Par paroles, parce que les gens ivres ne
font pas délicats fur le choix des termes : les
plus durs , les plus impolis, les plus gros-
P 3 lîers.
122 J. H. D A N C O U R T
fiers , les plus impurs , & les blasphèmes
même leur font très familiers.
Par omiffion , parce que les ivrogres à l'a-
fpe(5l d'une Bouteille , oublient communé-
ment leurs affaires , renvoient tout au lende-
main & faute de faire le bien qu'ils pourroient,
]eur intérêt & celui de leur famille en fouf-
frent également.
Par aélion enfin , vous n'ignorez pas que
les ivrognes ne fe piquent pas de pudeur , &
fuivant vous même, ceux qui ont lé cœur
corrompu font dans l'ivrefle toutes les mau-
vaifês adions qu'ils fe feroient interdites à
jeun. ^
Voiez M. & jugez maintenant fi Genève
ne gagneroit pas beaucoup à rétabliffement
d'un fpe6tacle François , & fi vous aimez vô-
tre Patrie comme vous dites; n'êtes vous pas
obligé en confcience de l'obliger d'en établir
un au plus vite, pour prévenir tous les maux
qui pouront réfulter de vos Cercles bachiques
& médifans ? Pouvez vous imaginer mainte-
nant que le fpeélacle feroit préjudiciable à vô-
tre République tandis que toutes les autres en
tirent de fi grands avantages : Vous mettez au
nombre des reproches que vous faites à la
Tragédie , qu'elle ne vous repréfentera que
des Tyrans ou des Héros , qu'en avez vous
à faire , dites vous : c'eft ce que tout le mon-
de feroit tenté de dire avec vous mais dans un
autre fens. Les Héros de Genève ne lui fe-
roient gueres plus utiles que fes fortifications :
mais fouvenez vous que vous avez dit qu'il
falloit
A Mr. J. J. ROUSSEAU. 225
falloit des hommes & des Héros à une Ré-
publique: or Genève eft une République; il
eft donc fage de mettre fouvent des Héros
fous les yeux de vos Concitoiens pour leur fer-
vir de modèles.. Les Brutus, les Caton, les
Ciceron , & tant d'autres peuvent bien , je
crois, afpirer à ce titre? Quant aux Tyrans
on n'en a befoin nulle part: il fuffit de les
montrer j & vous n'ignorez pas les motifs qui
portent nos Auteurs à les produire fur la fce-
ne : C'eft pour en faire l'objet de l'exécration
publique & quelque bien établi que foit à Ge-
nève la haine de la Tyrannie, il n'en eft pas
moins fage de juftifier , de nourir & de fortifier
cette haine par les tableaux des horreurs que
les Tyrans ont iïï commettre.
Ce ne fêroit point les devoirs des Rois qu'on
vous propoferoit d'étudier dans nos Pièces, ce
fêroient ceux de citoien : or les devoirs d'un
Roi font ceux d'un bon citoien , le Zélé,
l'attention, le courage , l'équité, le défin-
téreffement , l'amour de la Patrie ; voilà les
devoirs d'un bon Roi , ceux d'un bon fujet &
d'un zélé Républicain. Ce ne feroit point
dans la Comédie nos Marquis qu'on vous pro-
poferoit d'imiter , puis qu'on les joue , qu'on
les tourne en ridicule, que leur fatuité eft
toujours punie, & qu'on ks baPconne même
quelque fois :û ce font là des appas pour en-
gager les gens à fe faire Marquis à Genève,
il faut que les têtes y foient bien autrement
tournées qu'ailleurs j mais fi l'on y penfe
com-
224 L. H. D A N C O U R T
comme par-tout où Ton a du bon (ëns on fè
gardera bien de s'emmarquitèr à pareil prix.
Si l'on établiflbit un fpedacle à Genève il
y faudroit une garde , & ce feroit à vos yeux
un image affligeante de Poppreiîion & de la
Tyrannie^ langage de libertins qui ne voient
que l'oppreffion & la contrainte dans un ob-
jet cher aux gens fàges, puis qu'il en réfulte
la paix & la tranquillité. La Police en tous
lieux à befoin de s'appuier de la force, parce
qu'il y a par-tout des réfra6taires , & Genè-
ve eft obligée comme toutes les autres Répu-
bliques, d'emploier fans doute cette marque
de la Tyrannie pour conferver fa liberté.
Si l'habit foldatesque efl fî funefte à vos
yeux , allez donc prêcher de fe défaire de fâ
Garnifon , puisque c'eft pour vous un préiâ-
ge de la Tyrannie, & une marque affligeante
de l'oppreifion : nous verrons û le Sénat fera
de vôtre avis. Je vous répète pour finir, que
Il parmi toutes vos objeélions , vous trouvez
que j'en aie négligé quelques unes qui vous
paroiiïent des plus fortes , (car j'en ai négligé
beaucoup pour n'être pas obligé, comme je
vous l'ai dit, de faire un in-Folio) vous me
trouverez toujours prêt à répondre. S'il vous
refte encore quelques momens à vivre , je vous
exhorte de les emploier à me convaincre de la
jufteflè de vos raifonnemens ; en attendant
que cela arrive, permettez moi de faire des
vœux llnceres pour vôtre Converfîon.
F I N.
it
^r^x